A2PL obtient la protection au titre des Monuments Historiques pour les cloches de Saint-Laurent-Médoc
On parle beaucoup en Gironde et à juste titre de la candidature du phare de Cordouan au patrimoine mondial de l’UNESCO. En attendant cet évènement, qui viendra couronner le travail mené depuis plus de 30 ans par l’association des Phares, le Médoc compte depuis cette année 2018 un Monument Historique de plus. Un, ou plutôt deux, puisqu’il s’agit des cloches dont A2PL a fait la découverte voici deux ans dans l’église de Saint-Laurent-Médoc. Un patrimoine non pas monumental mais mobilier, donc plus modeste et moins directement visible et appréciable, mais dont la valeur n’est pas moins grande. L’arrêté leur octroyant cette protection, portant inscription au titre des Monument Historiques, a été signé le 6 février 2018 par délégation de M. le Préfet[1]. Décision prise sur la base du dossier que nous avions constitué et porté jusqu’à son aboutissement.
Rappelons l’historique de l’affaire : A2PL a mené en 2016, en partenariat avec la Société Française de Campanologie (cf. notre article passé « L’inventaire des cloches du Pays Landescot s’achève »), un recensement systématique des objets campanaires présents sur le territoire landescot. Cette campagne avait pour but initial d’alimenter l’une des sections de la grande exposition De Pierre, de Bronze et de Lumière consacrée au patrimoine religieux du Sud-Médoc, inaugurée à Carcans pour les Journées Européennes du Patrimoine. Mais notre intervention ne s’est pas arrêtée à ce stade : les recherches en archives se sont poursuivies pour étudier plus complètement ces cloches, marquées par une particularité, leur datation, puisque l’une d’entre elles a été fondue en 1492, tandis que la seconde porte la date de 1521. Entre fin du Moyen Age et début de l’ère de la Renaissance, ces objets d’art – car ils le sont – rejoignent ainsi le clan très fermé des cloches les plus anciennes de Gironde : seules 3, jusqu’à ce jour, avaient été repérées pour la fin du XVe siècle. La cloche de 1492, à Saint-Laurent, reste devancée par celle de Villeneuve-de-Blaye, datée de 1491.
[1] A2PL n’a pas communiqué plus tôt sur l’évènement, cet arrêté ne lui ayant été transmis par la commune de Saint-Laurent-Médoc que le 20 juin dernier.
Le dossier soumis à la CRPA[2] a été monté par Marc Vignau, conservateur du patrimoine et conseiller scientifique d’A2PL. Un avis favorable unanime a ensuite été rendu le 14 novembre 2017. Il comprend une analyse technique des objets et de leur environnement (description de la chambre des cloches et du beffroi, c’est-à-dire de la structure qui les soutient), mais aussi une étude historique, englobant celle de l’édifice. Nous avons donc consacré de nombreuses séances, non seulement aux Archives départementales, mais aussi en compulsant les archives locales (18 journées d’un travail assidu au cours de l’été 2017), à rassembler l’ensemble des documents authentiques permettant de cerner sur 5 siècles consécutifs l’histoire du patrimoine campanaire saint-laurentais. Des recherches particulièrement approfondies, dans la mesure où aucun élément d’information n’était pré-identifié dans le moindre inventaire. Toute la problématique reposait sur le fait de savoir si ces objets étaient ou non présents dans l’église dès leur naissance à la charnière des XVe et XVIe siècles, ou bien s’il s’agissait de pièces « rapportées », et dans ce cas de figure, quelle pouvait être leur origine antérieure. Rappelons en effet qu’un décret de la période révolutionnaire, mis en application en l’an II de la République, avait ordonné sur tout le territoire français la descente des cloches surnuméraires, pour n’en laisser qu’une seule et unique par édifice du culte. Il ne s’agissait nullement alors d’une mesure visant à spolier le clergé, mais tout bonnement de disposer d’un matériau pour la fonte du matériel militaire : la France républicaine, depuis 1792, fait face à une coalition européenne visant à restaurer le pouvoir monarchique, et par cette réquisition applique l’adage « aux grands maux les grands remèdes ». Des cloches de France, sont nés les canons de Kléber et de Jourdan, tout comme en 1689, Louis XIV fit fondre le mobilier d’argent massif du Grand Appartement de Versailles pour soutenir l’effort de la Guerre de la Ligue d’Augsbourg. Tous les membres d’A2PL qui ont visité le Musée d’Art campanaire de l’Isle-Jourdain, dans le Gers, en septembre 2017, se rappelleront que cet aspect est traité dans sa scénographie. On peut déplorer les conséquences de cette loi fatale, mais il convient aussi de saisir le contexte et de ne pas jeter l’anathème sur des décideurs confrontés à une situation de péril national.
[2] CRPA : Commission Régionale du Patrimoine et de l’Architecture. Cette instance siège à la Direction Régionale des Affaires Culturelles et rend, en qualité d’organe consultatif, un avis circonstancié sur les demandes de protection qui lui sont soumises, avant transmission aux services préfectoraux desquels relève la décision.
Dès lors, une question se posait : l’une des deux cloches ne pouvait que provenir d’un autre édifice religieux. Mais lequel ? Sur cette base, nous avons engagé des recherches approfondies sur les deux lieux consacrés disparus de Saint-Laurent : le couvent des religieux Trinitaires, aux portes du bourg, et la chapelle « templière » du village de Marcillan, propriété depuis le XIVe siècle des Hospitaliers de l’ordre de Malte. Des recherches facilitées par le fait que le conseiller scientifique d’A2PL, dans le cadre professionnel, avait fait procéder au classement et à l’inventaire détaillé aux Archives départementales de la Gironde les archives des Trinitaires. En ce qui concerne la chapelle de Marcillan, sur laquelle pas une ligne n’a été écrite, les découvertes ont été fantastiques. Les archives de la période révolutionnaire, qui forment aux Archives départementales un ensemble de fonds colossaux, ont été dépouillées avec le plus grand soin afin de retracer le sort des objets descendus des clochers, pour la plupart, au cours de l’année 1794. Tous convergeaient vers Pauillac, où se situait un dépôt provisoire, avant leur embarquement sur la Gironde à destination de Bordeaux et des différentes fonderies en activité. Il est ainsi possible de reconstituer le nombre et le poids des cloches déposées dans chaque commune du Médoc, qu’elles soient issues des églises paroissiales, conventuelles ou abbatiales, ou de la plus modeste chapelle rurale. Personne n’a songé à immortaliser, d’un dessin ou d’une gravure, le curieux spectacle qu’a dû constituer pour les populations riveraines cet étonnant voyage fluvial.
Hormis cette étude historique détaillée dont les fruits ont permis d’alimenter la réflexion de la CRPA, une attention toute particulière a été portée aux textes gravés sur la robe des deux cloches. Pour la première, son histoire est gravée dans le bronze, dans un langage de transition qui « gasconnise » encore : « Mil Vc XXI [1521] fut fet la present campana por sant laurens de medoc » (Cette cloche a été faite pour Saint-Laurent en 1521). Le doute n’est donc pas permis. Lorsqu’il a fallu faire le choix de celle qui resterait en place en 1794, elle fut sans doute conservée au détriment de ses compagnes, bien qu’étant la moins récente, parce que s’y attachait une superstition locale : elle était réputée protéger la population des cataclysmes, comme l’atteste l’inscription « A fulgure et tempestate defende nos Domine » (De la foudre et de la tempête protège-nous Seigneur). L’écriture est parfois très altérée, et nos deux experts se sont donné un mal inimaginable, explorant toutes les pistes, confrontant chacune des lettres les unes aux autres pour reconstituer l’alphabet employé et traduire fidèlement les inscriptions : un véritable travail d’archéologue et à proprement parler d’épigraphiste, dont la SFC est coutumière. Notre conseiller scientifique a plus particulièrement amené, pour l’identification des noms propres, sa connaissance des familles possédantes en Médoc à l’époque de la fonte, jusqu’à identifier potentiellement (car il faut rester prudent jusqu’à d’éventuelles nouvelles découvertes) une femme du nom d’Aleyson de Héby, qui vivait quelque part en Médoc en cette fin de XVe siècle et pourrait bien en être la marraine.
C’est donc la seconde cloche, datée de 1492, qui est la pièce rapportée. Paradoxalement moins altérée que sa voisine, le texte en est parfaitement compréhensible et permet de faire ressortir plusieurs noms emblématiques de l’histoire du Médoc et de Saint-Laurent : Jehan Bernon, Jehan Vivey, et surtout le « payrin » (parrain), Jehan de Héguy, et la « mayrina » (marraine), Johanna (Jeanne) Dubergey. La famille de Héguy est bien connue en Médoc aux XVe et XVIe siècle : nous avons abondamment parlé d’elle en étudiant l’histoire du domaine du Barrail à Bégadan, et nous pouvons rappeler qu’une demoiselle de Héguy fut la mère de Lancelot de Mullet, l’un des plus célèbres abbés de Vertheuil. Mais le plus extraordinaire réside dans la présence d’un cartouche aux armes du Dauphin de France : aucun doute n’est possible, la figure héraldique est absolument conforme aux canons en vigueur à la date de la fonte. Nous reprenons ici le texte établi par Marc Vignau pour le compte de la DRAC, que l’on confrontera à la photographie ci-jointe : « Il est représenté en pal et de profil, le corps courbé, la hure et la queue tournées à dextre de l’écu (donc à gauche pour le spectateur), ce qui véhicule l’idéologie du bonheur et de la prospérité[3]. On peut considérer que les éléments figurés autour de la hure ont pour but de représenter un dauphin crêté et barbé. Le fait qu’il soit également pâmé (la gueule est ouverte et dévoile la mâchoire dans une attitude féroce) est conforme aux représentations qui en étaient données à cette période. Une fleur de lys miniature est placée dans l’angle supérieur gauche. L’écu est timbré d’une couronne à 5 pointes comportant 13 perles, dont 5 à l’extrémité des pointes ». L’hypothèse d’une cloche commémorative, fondue peu après la naissance très attendue du premier fils de Charles VIII et d’Anne de Bretagne[4], héritier de la couronne, a donc été légitimement avancée, ce qui offrirait à l’objet une valeur historique supplémentaire, sa création étant alors lié à un évènement de portée générale. Qui l’a commanditée ? L’ordre de Malte ? Un prêtre séculier doté de financements et d’appuis ? Un seigneur temporel ? La réponse ne peut pas, à ce stade, être définitive, et ne le sera peut-être jamais. Toujours est-il qu’elle échappa en son temps, c’est certain, au convoi en partance pour Pauillac.
[3] En pal : situé verticalement au centre de l’écu ; la hure : la tête de l’animal ; à dextre : à droite.
[4] Il s’agit du dauphin Charles Orland, mort à l’âge de 3 ans en 1495, qui ne régna donc jamais.
Nous laissons la parole à notre conseiller scientifique pour fournir un avis sur l’intérêt présenté par ces deux objets. « C’est une découverte d’une réelle importance, dont la portée est d’un haut intérêt pour le Médoc. Je ne contredirai pas l’avis des spécialistes de l’art campanaire en soulignant qu’il est rare aujourd’hui de découvrir encore des cloches aussi anciennes, ayant échappé à la vigilance de tous. Le fait qu’elles soient globalement en bon état, particulièrement ornées et enrichies de textes assez prolixes – ce qui n’est pas toujours le cas, tant s’en faut – est une aubaine pour conduire une étude détaillée. L’action menée ici par A2PL, qui en fait bénéficier la commune de Saint-Laurent, a non seulement été déterminante, mais il faut insister sur le fait que la découverte de ces objets a rebondi sur des travaux de recherches innovants au sein d’archives dormantes. Recherches qui mettent en lumière un passé totalement méconnu, ou tout au moins, soulèvent le coin d’un voile. C’est une nouvelle preuve de la richesse patrimoniale d’un territoire qui dans son ensemble, mérite l’attention en termes de valorisation, d’identité et d’image ».
A2PL se peut qu’être heureuse de ce résultat, et doit, tout comme la commune de Saint-Laurent-Médoc qui recueille à présent le fruit de ce travail, de profonds remerciements aux concepteurs du dossier, Jean-Bernard Faivre et Marc Vignau, pour leur implication bénévole. Notre association a souhaité faire montre de l’honnêteté et de la courtoisie les plus strictes : bien qu’elle soit habilitée à soumettre par elle-même le dossier aux services de la DRAC, elle a jugé opportun et administrativement plus juste que la démarche émane de la commune, propriétaire des objets. La mesure de protection obtenue entraîne toutefois, pour la commune qui en est détentrice, le respect d’obligations nouvelles et formelles. Aucune intervention, notamment, ne pourra avoir lieu sur les objets sans que les conservateurs référents n’en soient avisés et, le cas échéant, qu’ils n’interviennent dans le processus décisionnel, notamment en cas de projet de restauration. C’est un bien, dans la mesure où cela empêche toute décision hâtive, toute intervention un peu « sauvage », susceptible de nuire in fine à ces œuvres exceptionnelles.
Alors que nous avions annoncé dès notre Assemblée Générale du 3 mars dernier que ces cloches pourraient être présentées dans le cadre des JEP 2018 accompagnées de l’exposition De Pierre, de Bronze et de Lumière, nous venons subitement d’être avisés que cela n’aurait pas lieu et que le projet lancé depuis un an était annulé. Nous le regrettons sur un seul plan : le fait que le public médocain soit privé de l’occasion unique d’admirer ces objets, car l’évènement est d’une portée beaucoup plus large que les limites de la commune où ils se trouvent. Il y avait matière à organiser un très beau rendez-vous, impliquant de multiples acteurs du patrimoine comme du territoire. Peut-être, lorsqu’ils réintègreront leur emplacement à l’issue de la dernière tranche de travaux à venir sur le clocher de l’église, une nouvelle occasion se dessinera-t-elle de les présenter correctement, dans le cadre d’une manifestation culturelle dédiée, dans le respect de toutes les règles de sécurité et sur la base d’un partenariat solide. Dans cette attente, nous livrons au public les images et les textes dont nous sommes propriétaires.