EMBARQUEMENT RÉUSSI POUR LE CYCLE DE VISITES-CONFÉRENCES 2016
Le 30 janvier dernier, A2PL proposait, en guise d’ouverture de son nouveau cycle de visites-conférences baptisé « Dans le sillage des Guetteurs de Mer », d’explorer les océans, en montant à bord du Bucentaure, du Monarque, ou peut-être de la Reine du Nord. Impossible, en effet, d’aborder l’histoire des garde-côtes sans évoquer au préalable la navigation par elle-même, et c’est ce qu’offrait la conférence « Les Danseurs du Fleuve » : ces danseurs, selon le vers célèbre d’Arthur Rimbaud, ce sont les navires, thème central de l’intervention. Un périple virtuel autour du globe, et une étude qui nous laisse pleinement imaginer l’importance de cette voie de communication que fut l’estuaire de la Gironde.
La connaissance d’un tel sujet passe par le monde des archives. Une rapide présentation de la composition du fonds de l’Amirauté de Guyenne et de l’historique de sa conservation s’imposait, en soulignant que les documents accessibles en ligne sont les plus généralistes et ne représentent que la partie immergée de l’iceberg. L’Amirauté, une institution à la double compétence administrative et judiciaire créée à Bordeaux à la fin du XVe siècle, soumise dans le principe à un chef suprême, l’Amiral de France. Occasion de rappeler que cette charge, une fois rétablie par Louis XIV en 1669, fut systématiquement attribuée à des princes légitimés : d’abord le tout jeune comte de Vermandois, né de Louise de La Vallière, puis le comte de Toulouse, dernier-né de Madame de Montespan, et enfin le comte de Penthièvre, son fils. Une haute autorité qui s’exerce à travers les actes enregistrés par le greffe de l’Amirauté, et se matérialise par la perception directe d’un certain nombre de droits, notamment sur les amendes et confiscations.
Place ensuite aux officiers de l’Amirauté, siégeant à Bordeaux dans l’enceinte du vieux palais de l’Ombrière « à la Table de Marbre », avec les Eaux et Forêts. Deux charges sont essentielles : celle de lieutenant général, occupée de 1662 à 1699 par les Desnanots (propriétaires en Médoc du fief de Carnet), puis sans interruption par la famille de Navarre ; et celle de procureur du roi, avec les Lascombes (dont le vignoble margalais a perpétué le nom), qui la tiennent sans discontinuer jusqu’en 1772 avant de la céder au futur comte Cholet, son dernier titulaire. Une transmission héréditaire qui ne prend fin qu’en 1790, avec la suppression des corps de l’Ancien Régime, et des officiers dont les pouvoirs sont constamment renforcés, afin de garantir au mieux les droits de la couronne : c’est notamment le cas pour la juridiction des naufrages, où l’on se heurte encore, au début du 18e siècle, à la convoitise des seigneurs médocains et des pillards de toute sorte. Un mot enfin de Colbert et de la Grande ordonnance de la Marine de 1681, premier code à unifier les usages, qui fut à l’origine de la notion de domaine public maritime.
L’immersion dans l’univers du voyage débutait avec les soumissions des capitaines de navires, afin de saisir toute la richesse d’informations qu’elles contiennent. Des documents heureusement beaucoup plus complets que les registres d’entrées ou de sorties des navires dans le port de Bordeaux, hélas très lacunaires : surtout les seconds, pour lesquels, hormis le tout début du siècle, n’est conservé que la période 1744/1749, à manier avec précaution en raison du contexte guerrier. Ils fourmillent de données qui ouvrent sur des pistes de recherches complémentaires : nom et tonnage du navire, identité du capitaine et de l’armateur, mention des bâtiments neufs, date approximative de départ et destination, et tous les incidents de parcours que le greffe a jugé bon de consigner en marge, depuis le remplacement du capitaine par son second jusqu’à la perte du bateau, en passant par la prise, lorsqu’un corsaire ennemi s’est dressé sur sa route. Des informations qui permettent notamment de rebondir sur l’état civil des anciennes colonies, numérisé et mis en ligne par les ANOM (Archives Nationales d’Outre Mer), pour y déceler les nombreux décès de membres des équipages à la Martinique ou à Saint-Domingue : sauf lorsque la mort a emporté l’officier ou le matelot en mer, auquel cas l’immersion immédiate du corps est inexorable. Quant aux fréquents échouages à l’entrée de l’estuaire de la Gironde, ou l’affaire du capitaine Jacques Dansan, pendu pour avoir sabordé Le Vigilant, son propre navire, à l’étape de Madère, à l’instigation de l’armateur dans le cadre d’une escroquerie à l’assurance, ils font partie des innombrables récits dont abondent les liasses du fonds de l’Amirauté.
Les statistiques réalisées sur le trafic du port de Bordeaux permettaient de combattre certaines idées reçues : sur une période allant de 1731 à 1755, le chiffre brut de 2750 armements bordelais pour les îles (qu’il faut majorer de 600 navires armés dans d’autres ports français de l’Atlantique ou de la Manche, mais relâchant à Bordeaux avant de rejoindre les Caraïbes), aussi emblématique que soit cette destination, se révèle trompeur si on le rapporte à la totalité des mouvements. Car si l’on examine la question de plus près, avec le choix d’une année test (en l’espèce, octobre 1748 / septembre 1749, entre la signature de la paix d’Aix-la-Chapelle et la clôture de l’unique registre d’issue du port conservé pour cette période), il est rapidement démontré que l’armement vers les Antilles, y compris la direction que l’on désigne globalement par le nom de « Guinée » jusqu’à la côte d’Angole, témoin du commerce triangulaire, ne représentait que 12,5 % des sorties ; et surtout, il représentait en réalité moins de la moitié de l’armement dit « de cours » (longue distance, distincte du cabotage). Il faut en effet, pour celui-ci, ne pas omettre une destination moins rutilante dans l’imaginaire collectif : celle de la Baltique, avec les ports hanséatiques (Hambourg, Brême, Lübeck…), mais aussi Riga, Saint-Pétersbourg, Stockholm, Copenhague, une route commerciale qui anime le réseau du négoce protestant. Cette navigation souffre évidemment d’un fort ralentissement en temps de guerre, et il n’était pas inopportun de rappeler à quel point les affrontements du Grand Siècle, et encore sous le règne de Louis XV, furent aussi des conflits maritimes, visant à affaiblir le commerce des adversaires, à s’assurer le contrôle de certaines routes, à négocier lors des traités la cession de comptoirs ou d’îles à sucre. Sans entrer dans les sujets spécifiques que constitue l’armement corsaire ou l’histoire coloniale, nous avons découvert la brève épopée du splendide « Soleil Royal », navire amiral de la flotte de Louis XIV, palais flottant incendié par les Anglais en 1692 après la bataille de la Hougue.
Les mêmes principes étaient en usage partout en Europe : Ulrika-Eleonora (1688-1741), reine de Suède, avait ainsi donné son nom à un navire armé à Stockholm qui s’échoua dramatiquement sur la côte du Médoc au début du 18e siècle, et dont la cargaison était attendue par un négociant hollandais des Chartrons.
Après avoir rappelé la distinction à opérer entre négociant et armateur et les conditions générales d’un armement, l’examen détaillé des noms attribués aux navires marchands dans la première moitié du 18e siècle nous a ramené à nos Danseurs du Fleuve. L’étude présentée par le conférencier s’appuyait sur une véritable classification, mettant en lumière le rattachement de chaque choix à des catégories bien déterminées : références mythologiques et héros de l’Antiquité, avec plusieurs subdivisions entre divinités marines ou guerrières et créatures fantastiques : les dédicaces et références politiques, allant de l’attendu « La Comtesse de Courson », en hommage à l’épouse de l’intendant de Bordeaux, au très flatteur « La Marquise de Pompadour » ; les références spirituelles et les valeurs morales ; la faune, la flore, les saisons, et la géographie du monde ; les qualificatifs traduisant le courage, la supériorité, ou bien l’amabilité (si ce n’est l’espièglerie de « La Mutine » ou « La Badine ») et le raffinement, avec « Le Diamant », « Le Rubis » et « La Perle » ; enfin, les choix qui se rapportent ouvertement au contexte familial et à l’association commerciale, entre « Les Six Frères » pour la famille Doumerc (qui, notons-le, fut propriétaire à Carcans du petit fief de Devinas) comportant effectivement six garçons, et « Les Deux Associés ». On y décèle déjà le goût de l’orientalisme avec « Le Gengis Khan », « Le Grand Turc » et « La Sultane ». Mais si tout cela procède d’une culture classique, d’une réflexion philosophique, ou de préoccupations matérialistes, rien ne traduit mieux les choix personnels que les noms tendant à la personnification, et souvent la féminisation des navires : « L’Aimable Jeanne » y croise « La Chaste Catherine », « La Charmante Manon » et « La Jeune Eléonore », et « L’Aimable Pucelle » s’y rencontre avec son aînée, « L’Aimable Veuve »… Avec une conclusion : le nom du navire s’impose aussi comme un véritable outil de communication, et parfois, une marque distinctive, comme l’étaient les bateaux armés par les familles de confession juive dont le choix quasi-systématique se portait sur des références bibliques, avec « La Reine Esther », « La Belle Rachel », « Le Prophète Elie », « Le Roi David », « L’Ange Michaël », et tant d’autres. Dans tous les cas, l’attachement de l’armateur au navire, vu comme son enfant, porteur de tous ses espoirs commerciaux, qu’il expose au « péril et fortune de mer », est palpable.
Nous avons conclu par l’itinéraire des capitaines de navire, en rappelant que cette fonction de commandement, à laquelle s’applique également les termes de maître ou de patron, ne doit pas faire méconnaître le fait qu’ils sont initialement reçus en qualité de pilote, qui désigne l’aptitude à guider le vaisseau avec sûreté. Du reste, tout jeune pilote, une fois reçu au siège de l’Amirauté, ses compétences vérifiées par un jury composé de plusieurs anciens et d’un professeur royal d’hydrographie, et son serment prêté, reste soumis à l’obligation de naviguer 24 mois avant de pouvoir prétendre au poste de capitaine, si tant est qu’il obtienne la confiance d’un négociant dont il est aussi le délégué pour la conduite des affaires au lieu de destination. Et ce n’est pas tout : il faut avoir atteint l’âge de 25 ans, avoir effectué deux campagnes sur les vaisseaux du roi, et avoir circulé à bord de navires marchands, ne serait-ce que pour son apprentissage de pilotin (apprenti pilote). Bien sûr, les accommodements sont multiples : l’exemple de Pierre Pigneguy, frère cadet du futur curé du Porge puis de Lacanau, le démontre bien, puisqu’il bénéficie, en 1741 et 1742, de deux dispenses consécutives, et n’aura accompli en fin de compte aucune de ses obligations. Mais ces faveurs ont un prix, qui est souvent une restriction : l’obligation de ne servir que sur les bateaux de son propre père, par exemple, afin de ne pas faire courir de danger à la flotte d’un tiers. Il va de soi également que les dispenses s’obtiennent plus aisément selon le rang social, et à ce propos, l’examen de l’origine des capitaines démontre que la profession constitue un débouché pour une moyenne bourgeoisie bordelaise déjà versée dans le commerce de détail.
L’étude comparée de trois jeunes gens, nés tous trois en 1715, choisis parmi tant d’autres pour leurs attaches avec le Médoc, illustrait le propos. C’est d’abord Fort Arnauld, frère du procureur au parlement Pierre Jacques Arnauld, ce dernier étant marié à l’héritière de l’actuel château Fourcas-Dupré à Listrac : une famille qui laissa également son nom au château Arnauld, à Arcins ; puis Guillaume Delribal, neveu de l’abbé Delribal (curé de Castelnau de 1715 à 1749) ; et enfin, Raymond Mandavy, dont le neveu, propriétaire à Saint-Laurent-de-Médoc de l’actuel château Caronne-Sainte-Gemme, deviendra en 1790 administrateur du département de la Gironde, non sans épouser une riche créole. Les points de convergence, mais aussi de fortes disparités dans le déroulé de leurs carrières respectives, ont été mis en évidence grâce à la projection d’un tableau synoptique : où l’on peut constater que l’un, pilotin sur Le Dauphin dès l’âge de 15 ans et reçu à 22 ans, témoigna d’une fidélité absolue aux mêmes familles, et en particulier à la dynastie Acquart, doublée d’une prédilection pour la Martinique ; que l’autre, qui se mit notamment au service du célèbre armateur Simon Jauge, ne connut aucune autre destination que Saint-Domingue ; et que le troisième, diversifiant totalement son activité de l’arc antillais à la Nouvelle-France, eut une carrière plus paresseuse, reçu à seulement 29 ans, ne travaillant jamais deux fois de suite pour le même commanditaire, et perdant au passage l’un de ses navires. Des parcours qui incitent au rêve, parfois tragiquement interrompu, entre océan Indien et Louisiane, tout en sachant que les itinéraires exacts sont autant de parcours de vie distincts, et autant de sujets d’étude.
Pour notre part, le but était atteint : nous pouvions sans peine nous représenter quel spectacle défilait chaque jour sur les eaux de la Gironde dans l’un ou l’autre sens, et, pour d’autres, depuis le sommet des dunes de sable du littoral, sous les yeux de nos « Guetteurs de Mer ». A eux, désormais, d’entrer en scène !