QUAND LA GRANDE HISTOIRE
FRAPPE AUX PORTES DE BERNOS
En collectant des documents d’origine privée qui contribuent à mettre en lumière les épisodes de l’histoire du Sud-Médoc, A2PL se fixe pour but de les étudier et d’en faire bénéficier le public le plus large, car favoriser le partage et la diffusion des connaissances est essentiel. Après l’article consacré à l’instituteur Jean Capel, nous vous dévoilons aujourd’hui une nouvelle carte-photo, acquise par l’association à la fin du mois d’avril 2015. Le hasard nous mène cette fois aux confins du pays landescot et du vignoble, avec un très beau cliché réalisé en septembre 1914 au château de Bernos, à Saint-Laurent-de-Médoc.
Cet article mêle les travaux de recherche personnels du conseiller scientifique de l’association et ceux que nous avons menés auprès de plusieurs services d’archives. Nous remercions également le personnel de la mairie de Saint-Laurent, très attentif à notre démarche.
Un jour, en 1914, l’histoire d’un lieu et celle d’un homme se sont croisées...
21 personnes exactement sont présentes sur cette photographie : on identifie facilement 13 soldats, accompagnés de 5 infirmières et d’un brancardier assis à l’extrême gauche, tous identifiables par leur brassard. Au premier rang, le personnage central se distingue. S’agit-il du docteur Labrunie, médecin-chef responsable de l’établissement, ou plutôt d’Adrien Mothes (1857-1932), alors maire de Saint-Laurent (depuis 1902) et conseiller général ? L’identification, à ce stade de nos recherches, est encore malaisée. Au second rang, se tenant debout immédiatement à droite des 3 infirmières, un autre personnage s’impose par sa prestance : il correspondrait davantage au médecin, mais cela reste à démontrer. Enfin, dans l’encadrement de la fenêtre de gauche, on distingue dans l’ombre un 22e personnage, une femme, qui ne porte aucun costume. Plusieurs soldats ont un bras en écharpe, un autre est blessé à la main droite, et l’on peut noter qu’au second rang, le 4e homme en partant de la gauche semble privé de son bras droit.
Au verso, quelques mots. La carte est adressée à Mademoiselle Claudine Mesnager, demeurant 22 rue Saint-Barthélemy à Laigle dans le département de l’Orne. Elle est signée « Armel – Hôpital de Bernos – Saint-Laurent du Médoc – Gironde », avec les commentaires suivants, griffonnés en tous sens : « Bons souvenirs – Amitiés sincères – Bonjour à toute la famille et bonne santé ». A première vue, aucune identification du jeune homme, réduit à son seul prénom, n’est possible. En revanche, on reconnaît sans ambiguïté, en confrontant le document à des vues réalisées à la même époque, le pavillon central de la demeure. La superposition est particulièrement nette sur le cliché issu de la collection Nercam, mais aussi sur celui de Ch. Goulée, à Soulac, qui consacra une série à Saint-Laurent.
Bernos, 300 ans d’histoire
Bernos est une propriété au caractère secret, dissimulée derrière de hauts murs qui la séparent du petit village dont elle porte le nom. Située sur la route de Benon et à proximité de sa belle église hospitalière, son histoire est ancienne : on la connaît sous l'ancienne dénomination de « La Raze », un toponyme commun à d’autres fiefs, en particulier, à Saint-Julien, celui de Léoville[1]. Ses seigneurs doivent l’hommage aux barons de Castelnau « au devoir d’une paire de gants blancs », traduction récurrente et désuète du lien féodo-vassalique, qui sera entretenu jusqu’à la Révolution.
La maison noble de Bernos, à la fin du XVIIe siècle, appartient à la famille de Fayet, conseillers au parlement de Bordeaux. Sa dernière représentante, Marie Marguerite de Fayet (1707-1782), deviendra l’épouse de Jean-Baptiste Le Comte de Latresne, d’abord avocat général, puis président à mortier. Avec lui, elle réédifiera la maison de ville située rue Judaïque (actuelle rue de Cheverus), qui accueillait jusqu’à une date récente les locaux du quotidien régional Sud-Ouest, et s’imposa comme le modèle absolu des hôtels bordelais entre cour et jardin. Mais à l’époque de leur mariage, en 1720, Bernos a déjà quitté le patrimoine familial.
[1] Il existe toujours, à Civrac-en-Médoc, un domaine viticole du nom de La Raze-Beauvallet.
En 1711 en effet, la maison de Bernos passe aux mains d’un négociant bordelais du quartier Sainte-Colombe : Jean Delage, qui doit sa fortune au commerce de la draperie. En 1712, Delage épouse Pétronille Blancan, ce qui renforce ses liens avec le Médoc, puisque la sœur de sa femme, Françoise Blancan, est mariée depuis peu au conseiller référendaire Jean Hosten, propriétaire de plusieurs domaines de campagne à Castelnau, Listrac, Lacanau et Carcans[2]. Jean François Delage (1714-1775), leur fils, devenu trésorier général de France[3], acquiert ensuite l’actuel château Talbot, à Saint-Julien, ainsi que le domaine d’Hanteillan, à Cissac-Médoc, auquel est joint la métairie de Loupdat située dans les landes d’Hourtin.
Hormis Talbot, toutes ces propriétés sont vendues en 1809 à Antoinette de Lapeyrière, belle-sœur du maréchal Bessières.
[2] Les conseillers référendaires sont des officiers subalternes rattachés aux chancelleries des cours souveraines : en Guyenne, soit le parlement, soit la cour des aides.
[3] Les trésoriers généraux de France au bureau des finances de Guyenne, couramment appelés « trésoriers de France en Guyenne » ou simplement « trésoriers de France », forment un corps d’officiers chargé particulièrement dans les provinces de la gestion du domaine royal.
En 1849, la petite-fille d’Antoinette, Antonia Garrigou (1826-1900), s’attribue la demeure. Elle épouse l’année suivante le lieutenant de vaisseau Alphonse de Tournadre (1813-1892). Mariage que l’on célèbre à Saint-Laurent, en présence de nombreuses familles distinguées : sont témoins le baron du Breuil, mais aussi Achille Dumousseau (propriétaire de l’actuel château Lamothe-Cissac), ou encore Oscar de Luetkens, dont la famille possède la Tour Carnet depuis le XVIIIe siècle. Les Tournadre, qui se rendront également maîtres en 1887 du château Camensac, 5e cru classé dont le vignoble est limitrophe de celui de Carnet, entrent en possession du bien de Bernos. En 1885, Maurice, le fils d’Alphonse et d’Antonia, le reçoit à son tour lors de son mariage avec Yvonne de La Grandière. Au fil de ses propriétaires et des générations, la demeure conserve ainsi la vocation de maison de famille qui fait son charme.
Portrait de la Maréchale Bessières, née Adèle de Lapeyrière (1781-1840) : il est douteux qu’elle ait fréquenté les domaines que possédait en Médoc sa sœur Antoinette, mais l'hypothèse demande évidemment à être vérifiée.
Constitué d’un unique rez-de-chaussée, Bernos, auquel on reconnaît un style Louis XVI et que l’on voit ici figuré sur le plan cadastral napoléonien, présente autour de 1900 tous les aspects du confort moderne. Les cinq chambres de maître sont agencées avec cabinets de toilette, chambres à bains et cabinets d’aisances, et partout sont installées des prises d’eau avec robinets. Le raffinement des pièces d’apparat transparaît dans le marbre et le bois sculpté des cheminées, ou le tissu d’andrinople qui tapisse le boudoir.
Agrément supplémentaire, son parc de 28 hectares, qui comprend une garenne de chênes séculaires, entoure le château, vers lequel converge un réseau d’allées cavalières. La propriété, dont les parcelles assemblées couvrent une surface totale de 162 hectares, a ses vignes, avec une petite production de 10 tonneaux de vin rouge, mais n’a pas réellement l’identité d’un domaine viticole, rôle dévolu, dans le patrimoine familial, à Camensac.
Le destin du domaine bascule brutalement en 1906 : la mort frappe deux fois à Bernos, emportant coup sur coup, en mars puis en mai, Maurice de Tournadre et son épouse Yvonne. Yves, leur fils unique, n’a que 9 ans. Le conseil de famille réuni le 6 juin lui choisit pour tuteur datif son oncle le comte de La Grandière, et pour éviter que la succession ne dépérisse, la vente des immeubles est aussitôt poursuivie devant le tribunal de Lesparre. Une affaire rondement menée : la première adjudication a lieu le 9 août 1906, et après surenchère, Bernos entre définitivement le 18 octobre dans le lot de la famille Fould pour 76 300 francs. Camensac est également sacrifié, et tombe dans l’escarcelle du comte Lahens, par ailleurs détenteur du vignoble de Larose-Perganson. Le mobilier est lui aussi dispersé.
Une page se tourne. La disparition brutale des Tournadre est la cause profonde de la création, 8 ans plus tard, de l’hôpital de Bernos.
Marie-Louise Fould et la SSBM
La conversion du domaine en lieu de convalescence pour les soldats est l’œuvre d’une femme : Madame Fould, née Marie-Louise Heine (1865-1940). Fille du banquier Armand Heine, acquéreur, en 1874, du château Beychevelle, Marie-Louise (dont le portrait est présenté ci-contre), qui a épousé en 1890 le député Achille Fould, est en effet présidente du comité du Médoc de la SSBM (Société de Secours aux Blessés Militaires).
Fondée en 1864, avant l’ADF (Association des Dames Françaises) et l’UFF (Union des Femmes de France) qui s’en séparèrent par la suite, la SSBM, membre du mouvement international de la Croix Rouge et auxiliaire du service de santé des armées à partir de 1878, est présente au début du XXe siècle sur de nombreux théâtres d’opérations, des deux campagnes du Maroc (1907-1908 et 1912-1913) à l’expédition de Chine (1900-1901). Mais son rôle premier demeure l’aménagement d’hôpitaux auxiliaires à l’arrière et la formation d’infirmières professionnelles : c’est justement l’un des buts que se donne l’hôpital Heine-Fould, ancienne œuvre d’assistance située rue de la Glacière à Paris, qui s’augmente en 1905 d’une école d’infirmières et d’un dispensaire.
Le projet de vouer le petit château de Bernos à l’accueil de blessés militaires nous apparaît ainsi largement antérieur à l’éclatement du conflit mondial. Nous pourrions même supposer que Marie-Louise le conçut dès 1906, lors de son acquisition. Le terrain est favorable, puisqu’à partir de l’année 1905, la municipalité conduite par Adrien Mothes, ainsi que l’attestent les registres de délibérations de la commune de Saint-Laurent, accorde une subvention annuelle à la SSBM. Par ailleurs, en 1911, donc 3 ans avant l’ouverture des hostilités, il est question en haut lieu d’installer à Bernos un établissement de convalescents militaires : un dossier conservé par le SHD (Service Historique de la Défense) en témoigne.
Dès les mois d’août-septembre 1914, différents sites, en Médoc, sont convertis en hôpitaux auxiliaires (HA), tous gérés par la SSBM : cas de l’hôpital-hospice de Castelnau, qui avait ouvert ses portes en 1900, ou encore du lazaret de Trompeloup à Pauillac. S’y ajoutent quelques propriétés privées, mais en réalité, la presqu’île en compta peu : citons, à Margaux, le château Malescot, et bien entendu Beychevelle, à porter au crédit de Marie-Louise Fould. A Saint-Laurent, c’est donc tout naturellement que sa maison de Bernos devient l’HA n° 13. Dans le même contexte, elle transforme son château de Jean d’Heurs, près de Bar-le-Duc, en un hôpital de 300 lits dont elle organisa le repli temporaire à Biarritz, occupant les locaux du casino municipal entre septembre et novembre 1914. Elle se dévoua sans relâche à cette cause, y consacrant des sommes considérables.
On oublie aisément que nombre de dames ou de jeunes filles issues de la haute société et engagées dans les sociétés de la Croix-Rouge furent des victimes collatérales du premier conflit mondial. Marie-Louise échappa à ce sort, et c’est en qualité d’infirmière-major de la SSBM qu’elle fut reçue chevalier de la Légion d’Honneur le 20 juin 1921. Deux mois auparavant, sa parente Louise Fould (1862-1945), épouse d’Emile Halphen (famille dont une branche possède alors, à Pauillac, le château Batailley), avait également été décorée pour des services similaires. Restée veuve en 1926, elle mourut paisiblement à Beychevelle au mois d’avril 1940. Si l’on déclara de son vivant, avec un brin d’obséquiosité, qu’elle fut « l’un des grands exemples de notre époque », elle illustre parfaitement une forme de modèle social, mêlant charité et bienfaisance, alors très répandu dans l’esprit des « grandes familles ».
Sur la piste d’Armel
A défaut de disposer de la liste complète des soldats envoyés à Bernos pour se rétablir (nous l’avons retrouvée par la suite par l’intermédiaire du service des archives médicales hospitalières des armées), était-il vraiment impossible de rétablir l’identité de celui auquel nous devons ce document ? Qui était-il ? Un frère de la destinataire ? Un beau-frère, un cousin ? L’expression « Bonjour à toute la famille » le laissait croire. Une première recherche portant sur tous les jeunes gens des classes 1900 à 1914 arborant le patronyme Mesnager dans le département de l’Orne s’avéra négative : aucun d’entre eux n’avait pour nom ou pour surnom Armel. Il fallait procéder autrement.
Le point de départ fut l’adresse à laquelle la carte avait été expédiée. Avec un peu de chance, sa destinataire demeurait déjà au n° 22 de la rue Saint-Barthélemy à Laigle lors du dernier recensement de population ayant précédé la guerre, effectué au début de l’année 1911. Par bonheur, tel était le cas : nous apprenions ainsi que Claudine Mesnager, qui travaille à cette date en tant que repasseuse, était née en 1894, et donc âgée de 20 ans lorsque notre inconnu lui écrivit. Mais l’hypothèse d’un frère aîné parti au combat tombait d’elle-même, car le même recensement démontrait que Claudine était l’aînée des cinq enfants d’Auguste Mesnager, couvreur de son état, et de son épouse Léocadie, née en 1875. Peu de probabilités donc, en raison de la date de naissance de la mère, qu’un garçon, qui plus est absent du domicile familial en 1911, l’ait précédée. Il fallait donc abandonner cette piste.
Ce recensement fournissait encore une précision capitale pour notre enquête : Claudine n’était pas née à Laigle, mais dans le village de Fontenai-les-Louvets. L’état-civil de cette commune nous a livré la clef. La jeune fille (qui pour compliquer la donne portait en réalité les prénoms de Clotilde Françoise Augustine) est née très exactement le 10 octobre 1894 au hameau du Rocher du mariage d’Auguste Mesnager et de Léocadie Robillard. Et en mention marginale de son acte de naissance, figure la précision suivante : « Mariée à Laigle le 13 juillet 1919 à Lecouturier Raphaël Armel Eugène ». Armel : ce prénom ne pouvait être une coïncidence. Le convalescent de Bernos n’était donc pas un membre de la famille de Claudine, mais son fiancé, qui survécut au conflit et l’épousa quelques mois après l’armistice.
Des recherches complémentaires ont confirmé cette découverte : Armel Lecouturier, appartenant à la classe 1913, a été recensé dans l’arrondissement d’Argentan, et son feuillet matricule nous éclaire sur son parcours. Il est né dans la commune de Ménil-Gondouin le 13 juillet 1893, et, parvenu à l’adolescence, part travailler à Laigle où, toujours selon son recensement militaire, il apprend le métier de coiffeur. Pour lever les derniers doutes, nous le retrouvons en 1906, recensé avec ses parents à la ferme du Chesnot, dans la petite commune de La Fresnaye-au-Sauvage, voisine de Ménil : et de ses trois prénoms d’état civil, Raphaël, Armel, Eugène, il y apparaît bien, par préférence aux deux autres, sous celui d’Armel.
Arrivé aux armées le 7 août 1914 avec le 101e RI, il fut évacué dans la Meuse après 3 semaines de combats. Son régiment, très éprouvé dès les premiers engagements, subit le 31 août un nouveau choc à Beauclair que relate le JMO (Journal des Marches et Opérations). Toutefois, pour Armel, il ne s’agit pas d’une blessure reçue sur le champ de bataille, mais, ainsi que l’atteste le registre d’admission de Bernos, d’un cas de maladie contracté en service, qui justifie ce séjour à l’arrière. Il y entre le 3 septembre 1914, en même temps que deux autres soldats : Loubert, originaire d’Auxerre, et Duvauchelle, venu de la Baie de Somme, qui certainement figurent tous deux sur la photographie. Notons qu’à cette période, Marie-Louise Fould dirige sur ce front l’hôpital de son château de Jean d’Heurs, et il n’est pas improbable que le fléchage de certains soldats vers les structures créées en Médoc se soit effectué à ce niveau. Quoiqu’il en soit, en juin 1915, Armel, en raison de l’altération de sa santé, sera reclassé dans le service auxiliaire par la commission de réforme.
Nous savons désormais presque tout du parcours de ce jeune soldat venant de Basse-Normandie, tout juste âgé de 21 ans et soigné au domaine de Bernos, et cela nous permet de rappeler que l’histoire d’un lieu ne se restreint jamais à celle des autochtones. Pour ces garçons désorientés par leur immersion dans la guerre, qu’y avait-il de plus apaisant que cette propriété retirée du monde, afin d’oublier pour un temps le bruit de l’artillerie et le sifflement des obus ?
Armel Lecouturier est mort à Laigle le 26 janvier 1982, à l’âge de 88 ans, et nous avons pu nouer le contact avec son petit-fils, M. Philippe Lecouturier, ému de découvrir l’existence de cette carte adressée à sa grand-mère. Ensemble, nous avons identifié Armel avec certitude sur notre document : c’est bien lui qui est assis au premier rang, immédiatement à droite du personnage central. Bernos, un épisode de sa vie dont il n’avait jamais précisément parlé.
Nous le remercions très vivement de nous avoir communiqué cette belle photographie d’Armel Lecouturier lors de son incorporation au 101e RI, ainsi que le cliché pris en 1919 lors de son mariage avec Claudine, sa fiancée : car l’histoire, pour une fois, eut une fin heureuse. La connaissance du 1er conflit mondial ne passe pas uniquement par les sempiternels monuments aux morts : elle regarde aussi ceux qui lui ont survécu.