QUE SE CACHE-T-IL DERRIÈRE CE TITRE ?
Nouvelle publication d’AP2L (novembre 2017) : 440 p., 20 illustrations, prix public 20 €
Le Pays Landescot est une réalité, sur le double plan historique et géographique. Le nouvel ouvrage qu’édite A2PL vise aussi à le rappeler. Il n’est pas toujours inopportun de s’appuyer sur un passé tangible, en ce XXIe siècle marqué par les redécoupages territoriaux qui n’excluent pas les périodes de tâtonnement. Que de changements survenus en effet dans un cadre administratif réputé immuable pendant 200 ans, que de réformes et de redéploiements des compétences depuis l’an 2000 : création des Pays, regroupements de communes et intercommunalité, redécoupage cantonal, loi NOTRe... L’Histoire, toujours riche d’enseignements divers, offre un repère stable, et son étude permet, quelques soient les évolutions subies par le Médoc, de bien maîtriser ses composantes pour mieux les intégrer.
Par le recueil d’œuvres que forment ces Récits Sauvages des Terres Landescotes, nous avons d’abord voulu rassembler des textes pour le seul plaisir de valoriser un patrimoine littéraire. Nous avons ensuite souhaité mettre en avant la portée ethnographique et anthropologique de ces écrits : comment des auteurs, à partir du XIXe siècle, ont-ils perçu cet environnement et les mentalités de leurs habitants ? Ont-ils été influencés par une forme d’image imposée ? Sur quels aspects ces écrits nous renseignent-ils, quelle valeur documentaire est aujourd’hui la leur ? L’ensemble de ces réflexions a concouru à la pertinence d’éditer ces « Récits Sauvages » : sauvages, parce qu’ils s’apparentent parfois à des comptes-rendus d’exploration dans un pays situé naguère à l’écart du monde, mais aussi, comme nous l’expliquons dans notre avant-propos, parce qu’ils traduisent sur le plan philosophique la vision d’écrivains « civilisés » analysant avec leurs propres codes le mode de vie et de pensée d’autochtones que leur isolement éloignait de toute conception universaliste.
Cet ouvrage offre donc plusieurs niveaux de lecture et de découverte. Sous la plume du poète qu’était Fernand-Lafargue, nous redécouvrons, au détour du roman psychologique Rachel et Lia, la splendeur des paysages entre étangs et forêt, autour du lac de Carcans-Hourtin. Avec André Delrieu, qui publie fort tôt, en 1837, nous pénétrons dans un sombre univers peuplé de loups et tourmenté par les vents, un Médoc parfois cauchemardesque entre mer violente et marais perfides, dont les impressions poursuivent le héros, enfant né dans la lande, jusqu’au terme de sa vie. En parcourant Le Lit de Résinette et Les Immortelles de Mer, les deux nouvelles d’Angelo de Sorr et de René de Maricourt (seul auteur dépourvu d’attaches girondines, ce qui témoigne encore d’un regard différent), oscillant entre onirisme et noirceur, c’est la sorcellerie, la superstition, l’obscurantisme qui entrent en scène. Et puis, le lac de Lacanau se dévoile sous les palettes de Valmy-Baysse lorsqu’il nous dépeint si adroitement le « peuple des cabanes » et d’Edouard Teyssonneau avec sa touchante « fée des nénuphars », et enfin, c’est l’océan vu par Pierre Véry, dont le court récit, La Mer arrive, nous permet de refermer ces pages.
Les Récits sauvages tentent également d’offrir au lecteur le fruit de nouvelles recherches. 80 pages de texte, confiées au conseiller scientifique de notre association, ont été réservées à la biographie des auteurs, à la présentation et au commentaire des œuvres, afin de mettre les textes en perspective et d’établir des connexions avec l’humain, de mieux saisir l’esprit qui anima chaque plume. Les souffrances morales des personnages romanesques ne sont parfois que le miroir de celles de leurs pères : ni les louanges de Victor Hugo, ni celles de Flaubert ne pouvaient étouffer les peines d’enfant et d’adolescent d’un Ludovic Sclafer – futur Angelo de Sorr – ou du jeune vicomte de Maricourt, la reconnaissance publique ne savait pas davantage atténuer la mélancolie d’un Fernand-Lafargue ou d’un Delrieu, et l’itinéraire chaotique d’un Teyssonneau n’est peut-être pas pour rien dans ce refuge que constitua pour lui la littérature destinée à la jeunesse. Quant à Valmy-Baysse, comment le comprendre sans rappeler sa trajectoire qui le conduit d’une jeunesse verlainienne entre les murs du cabaret bordelais Le Chat-Huant au poste de secrétaire général de la Comédie Française ? Aborder un roman, une nouvelle, un récit en appréhendant l’homme qui l’a conçu amène incontestablement au lecteur des éléments, sous l’angle desquels il pourra peut-être même reconsidérer sa perception au gré d’une seconde lecture.
Ce projet d’édition, qui s’inscrit dans le cadre des 5 ans de l’association entamés le 30 septembre dernier, était aussi pour A2PL l’occasion d’établir un pont avec de précédents travaux, en reliant entre eux plusieurs de ces hommes, via la Société des Gens de Lettres, à la figure de Raoul de Saint-Arroman : objet de la conférence Les Lettres au bord des Lacs, donnée à Hourtin pour honorer le cadre choisi pour Rachel et Lia. Découverte originale, ce 24 novembre, du personnage extraordinaire que fut Saint-Arroman, inévitable trait d’union entre deux des auteurs présentés dans les Récits sauvages : Fernand-Lafargue et Valmy-Baysse. Ainsi, la boucle est bouclée : après l’avoir fait découvrir dès 2013 (y compris la divulgation, sous forme de marque-page, de sa célèbre recette de soupe de poissons « moult’chic » !), sa biographie complète en 2015 afin de lui dédier les actes du colloque organisé l’année précédente autour des lacs aquitains, et encore un article sur notre site internet à l’occasion de l’achat de deux pièces autographes, ne manquait qu’une intervention publique pour découvrir pleinement l’homme sous ses différentes facettes.
Approche originale, car l’homme ne se contenta pas d’être versé dans les lettres, les arts et le théâtre. Il vécut également, entre les deux guerres de 1870 et 1914, une période de foisonnement intense, sur le plan de la science et des techniques. La conférence offerte par A2PL se fixait donc pour but de restituer l’époque, et d’inscrire un Saint-Arroman auquel nous amena sa présence en Pays Landescot dans une fresque beaucoup plus large. En un peu moins de deux heures, nous avons croisé Guy de Maupassant, son ami de jeunesse ; Zola, son maître, dont il adapta les œuvres sur scène ; Jaurès, avec lequel il travailla plus de dix ans à la collecte des sources de l’histoire de la Révolution Française ; Rodin, qu’il défendit si vigoureusement dans l’affaire de la statue de Balzac ; et tous les ministres dont il fut le collaborateur, promis à de grandes destinées nationales, de Raymond Poincaré à Gaston Doumergue en passant par Aristide Briand. Ce fils d’un médecin humaniste, fervent républicain, capable sous le Second Empire de défendre l’euthanasie et de jeter les bases de la médecine ouvrière, et d’une artiste liée dans sa jeunesse aux familles Bertini et Nicklès, est un enfant de son siècle. Si sa jeunesse connut l’étourdissement dans une capitale où la chute de l’Empire n’arrêta pas le tourbillon de fêtes, s’il était capable de jouer de sa faconde dans l’intimité des salons et les réunions des groupes d’épicuriens qu’il animait, il fit montre de ses qualités de savant et de gestionnaire en devenant l’un des plus hauts responsables du ministère de l’Instruction et des Beaux-Arts – à une époque où rue de Valois, l’embryon de ministère de la Culture n’est pas séparé de ce qui touche à l’enseignement.
Qu’il s’agisse du pilotage des grandes expéditions d’Afrique, saharienne ou tropicale, de son rôle actif dans le rayonnement de l’archéologie française avec Gaston Maspéro et la création de l’IFAO du Caire ou les premières fouilles en Perse, du soin méthodique qu’il apporta à rendre accessible à tous les connaissances recueillies de par le monde, ou encore de sa participation active aux grandes Expositions universelles, nous avons affaire à un esprit curieux de tout, à un grand intellectuel altruiste. Cet excellent conférencier, capable de prononcer de longs discours sérieusement documentés avec une touche d’humour, fait partie de ceux qui ne se sont pas soucié d’assurer leur propre reconnaissance posthume – un exemple que les hâbleurs de tout poil, dont notre époque est féconde, seraient fort inspirés de suivre. Le centenaire de sa mort, voici deux ans, s’imposait : une célébration que nous avions regretté de ne pouvoir créer à Lacanau, faute du moindre espace à une quelconque date, après la parution, en septembre 2015, des actes du colloque Les Grandes Heures du Lac qui lui ont été dédiés. Les conférences prévues – l’une consacrée à ses relations avec le monde des lettres, et spécialement avec Zola, l’autre à son rôle dans le cadre des missions françaises – auraient trouvé leur place naturelle dans le prolongement de l’évènement. Car, rappelons-le, cet homme choisit pour sa retraite la rive du lac de Lacanau, non pas pour le prestige très relatif des lieux, dont l’idée ne flatte que ceux qui y croient, mais pour leur cadre sauvage et, à cette date, pratiquement désert. Ah ! certes, Saint-Arroman n’est pas « d’ici ». Il est né à Bordeaux, a passé son enfance à Saint-Julien-Beychevelle, puis en Espagne, puis à Saint-Médard-en-Jalles, et a fait carrière à Paris où il vécut près de quarante ans sans presque avoir le loisir de regagner sa Gironde. Ce n’est qu’à l’âge de soixante ans, après un dernier séjour dans sa villégiature d’Etréchy, au sud de Paris, qu’il négocie l’achat de sa villa du Moutchic au capitaine Müller. Bien sûr aussi, il n’a fréquenté les lieux que cinq ans, entre 1910 et 1915, rattrapé par la maladie dont il mourut. Lui qui recherchait le calme absolu, les plaisirs simples de la pêche en eau douce et de l’art culinaire, ne pouvait être séduit par l’émergence, à quelques kilomètres, d’une station balnéaire aux plaisirs plus ou moins tapageurs : c’est un lieu de repos qu’il avait choisi, peut-être inspiré, qui sait, par les romans de Fernand-Lafargue, et où il accueillit probablement Valmy-Baysse.
Le dénominateur commun entre les trois hommes, c’est d’abord la Société des Gens de Lettres, dans laquelle ils entrent successivement : 1880 pour Saint-Arroman, 1887 pour Fernand-Lafargue, le début du XXe siècle pour Valmy-Baysse. Avant même l’arrivée de ce dernier, il n’est pas inintéressant de mesurer l’importance que prirent au sein du Comité de la SGDL les trois « Gascons » et amis qui y siègent presque continuellement autour de 1900 : car il faut ajouter alors le périgourdin Léonce de Larmandie, qui rendra un vif hommage posthume à Fernand-Lafargue. Ils exercèrent à plusieurs reprises les fonctions de questeur, secrétaire, vice-président, ou encore délégué général de la Société : toutes choses qui n’ont pas empêché le temps de faire son œuvre dans le processus d’oubli. Ce sont ensuite les multiples moments de partage au sein de l’Association girondine de Paris fondée en 1901, dont Saint-Arroman fut l’initiateur et resta le pilier jusqu’à la Grande Guerre, ambiance que Valmy-Baysse rappelait encore avec nostalgie vingt ans plus tard. Il y a une communauté d’esprit due à leurs origines méridionales, mais aussi une filiation évidente : Saint-Arroman élit pour cadre de vie les lacs chantés quelques années auparavant par les romans de Fernand-Lafargue, et Valmy-Baysse, en publiant dans les années 20 la jolie nouvelle L’Homme qui mangea du diable que proposent les Récits Sauvages, nous ramène au bord de ces mêmes étangs.
Ce patrimoine historique et littéraire est un exemple supplémentaire des richesses que le Médoc est susceptible d’exploiter, à condition de savoir assimiler les personnalités qui se distinguèrent d’abord hors de ses frontières. Nous avons voulu, avec ce nouvel ouvrage, le faire connaître, et rappeler, comme l’ont fait également nos partenaires de la Société Archéologique et Historique du Médoc à l’occasion du 50e anniversaire de sa création en publiant Regards sur le Médoc, que nos terres ont su donner sous de multiples formes l’inspiration. Une richesse qui pourrait être capitalisée dans des projets de développement culturel et touristique, et qui, une fois de plus, appelle notre attention collective sur un grand ennemi de l’homme : l’incurie. Au cimetière de la Chartreuse à Bordeaux, connu pour sa valeur patrimoniale, une jolie chapelle se détériore inexorablement : on y voit le buste d’un jeune écrivain avec les attributs de son art – un encrier, une lyre – et une plaque apposée par la Société des Gens de Lettres.
C’est le tombeau de Fernand-Lafargue.