A2PL vient d’acquérir deux documents de la main de Raoul de Saint-Arroman, auquel elle a rendu hommage au mois de septembre 2015 en publiant sa biographie dans l’ouvrage Les Grandes Heures du Lac de Lacanau à l’occasion du centenaire de sa disparition.
Le premier de ces documents n’est autre que l’une des cartes postales éditées juste avant la Grande Guerre, représentant l’arrière de la villa « Moult’Chic » avec, au premier plan, sa vigne plantée sur la dune. Le couple de propriétaires y pose dans l’embrasure des fenêtres, à une distance trop lointaine pour distinguer les visages. Bien sûr, ce cliché a été tiré à de nombreux exemplaires, mais ce qui rend celui-ci unique, c’est que Saint-Arroman lui-même l’ait utilisé pour sa correspondance avec un ami demeurant à Saint-Médard-en-Jalles, la commune où il passa sa jeunesse au Camp des Lanciers. C’est le Saint-Arroman gastronome que l’on retrouve ici, lorsqu’il écrit : « Merci, cher ami, pour votre succulent envoi »… (de quoi se régala-t-il, cela demeurera un secret pour nous !). Il évoque également les horaires des trains de la ligne Bordeaux-Lacanau : « Demain, je vais à Bx par le train de 11 h ¼. Rentrerai, je pense, par 4 h 47 », ce qui nous laisse l’imaginer, gravissant la côte du Moutchic jusqu’à la station de chemin de fer tenue alors par les époux Granet.
Cette carte permet également d’affiner la date d’édition de cette photographie, puisqu’elle porte sous la plume de Saint-Arroman la date du 22 août, et plus précisément, ainsi que l’atteste le cachet de la poste de Lacanau, du 22 août 1912. Le développement de la vigne contraste d’ailleurs avec une autre vue célèbre de la villa Moult’Chic, un peu plus ancienne, avec sa perspective sur l’étang, et manifestement réalisée peu après la plantation.
La confrontation des deux clichés témoigne également de quelques transformations : adjonction d'une pièce en appendice là où se trouvait précédemment une sorte de soupirail (marquant peut-être l'entrée d'une cave), dotée d'une nouvelle cheminée et surplombée d'un chien assis ; modification de la pente du toit suite à un agrandissement sur la droite, qui a repoussé la véranda vers l'ouest en gagnant sur le jardin et engendré le percement de nouvelles ouvertures. On peut facilement voir que la grande fenêtre à laquelle s'accoude Saint-Arroman n'existait pas comme telle.
On peut donc avancer que la carte postale, à l’été 1912, vient d’être publiée. Elle n’appartient d’ailleurs à aucune des grandes séries diffusées à cette époque, entre 1904, date à laquelle ce moyen de correspondance est reconnu, et l’entre deux guerres, par Guillier, Goujeau, Gautreau ou encore Delboy. Tout comme le cliché publié dans Les Grandes Heures…, représentant l’homme de lettres et son chien à la baignade, il s’agit manifestement d’une commande de Saint-Arroman lui-même.
Quant au destinataire, « P. Géraud, receveur buraliste » (dont la carte fournit seulement l’initiale du prénom), il s’agit très précisément de Prosper Géraud, originaire de Meyssac dans le département de la Corrèze, envoyé en Gironde comme chef de district à la compagnie des chemins de fer économiques. Or, lors du mariage de Géraud, célébré à Saint-Médard-en-Jalles le 23 avril 1890 avec Alice Dugay, on peut noter la présence d’un personnage bien connu pour son action future à Lacanau : celle de Pierre Ortal, qui n’a donc pu, par la suite, éviter de rencontrer Saint-Arroman. Preuve, une fois de plus, que les parcours des personnages appelés à intervenir dans l’histoire d’un même territoire s’entrecroisent. Notons que le couple Géraud a deux fils, qui eurent donc le privilège de connaître dans leur jeunesse Raoul de Saint-Arroman : Charles (né en 1892) alors élève ingénieur, et Henri (né en 1895), étudiant en droit, qui deviendra notaire et maire de Bourg. On notera également que Madame Géraud est étroitement apparentée à la famille Baudrous, qui vient d’acquérir, en 1887, le domaine de l’ancienne forge de Lacanau. Que de points de convergence !
Le second document est une lettre adressée à un ami dont l’identité reste inconnue, écrite quelques jours avant son départ en retraite et datée à Paris du 23 décembre 1909. Le texte en est tout à fait intéressant, puisque Saint-Arroman annonce à son correspondant : « Je m’arrive au moment où je vais quitter la rue de Grenelle (siège du ministère de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts) et me consacrer enfin aux travaux littéraires ». Il n’y a pas trace d’amertume, mais au contraire, dans cet « enfin », la solide espérance de pouvoir se consacrer à ses passions viscérales. Il n’en aura hélas guère le temps : comme nous le savons, il meurt au début de l’année 1915, n’ayant pu profiter pleinement du séjour du Moutchic que quelques étés.
On y retrouve l’écriture nette, le vigoureux paraphe et le style qui le caractérisent. La lettre a été écrite rue de Verneuil, dans son domicile parisien. Quant au volume qu’il a reçu et dont il remercie son correspondant, il s’agit du célèbre Journal des voyages et des aventures de terre et de mer. Sous le pseudonyme qu’il affectionnait, celui de Raoul Jolly, il y a lui-même publié un certain nombre de récits, comme Le Docteur Yersin chez les Moïs, La Mort de Dutreuil de Rhins, ou Un voyage de M. Edouard Foà. Ici, c’est le Saint-Arroman responsable des missions d’exploration françaises, correspondant des Sociétés de Géographie, et éternellement séduit par la découverte du monde et des peuples, qui transparaît
Au travers de quelques lignes, ces deux documents viennent illustrer la personnalité de Raoul de Saint-Arroman et rappeler le temps de sa présence au Moutchic. Il n’a certes pas eu le temps d’influencer réellement les lieux et de marquer la population par sa culture et ses talents, mais nous savons bien qu’il ne le recherchait pas : son étang lui convenait parce qu’il était un havre de paix, encore isolé et modestement fréquenté. Il frémirait sans doute en découvrant ce que son paradis est devenu.
Retrouvez la biographie complète de Saint-Arroman dans l’ouvrage Les Grandes Heures du Lac de Lacanau.