TIQUETORTE : UN PATRIMOINE A PRÉSERVER

A2PL a proposé sa visite le 30 avril en accord avec ses propriétaires, dans le cadre de la seconde visite-conférence de l’année : il s’agit du moulin à eau de Tiquetorte, situé à la jonction des communes de Moulis et d’Avensan qui se partagent les deux rives de la jalle. Un choix que nous avons opéré afin de sensibiliser le public à l’un des fléaux qui s’abat sur le patrimoine rural : celui des dégradations volontaires. En effet, après l’effondrement d’une partie de l’édifice situé sur la rive droite du cours d’eau survenu en 2014 (celle que l'on aperçoit à l'extrême gauche du cliché ci-contre), non seulement le moulin se trouve fragilisé, mais il est surtout victime de visiteurs indélicats qui ont poussé jusqu’à y pénétrer par effraction, endommageant notamment le mécanisme encore intact qu’il contient.

Sur le plan cadastral levé en 1827, on repère parfaitement le moulin dont les bâtiments situés sur la rive avensanaise ont également été figurés, mais en grisé. A droite, contigu au logement du meunier, on distingue un appendice : il s’agit d’une fournière, dont la muraille a été abattue, dévoilant le très beau four que l’on peut admirer aujourd’hui.

Sur le plan cadastral levé en 1827, on repère parfaitement le moulin dont les bâtiments situés sur la rive avensanaise ont également été figurés, mais en grisé. A droite, contigu au logement du meunier, on distingue un appendice : il s’agit d’une fournière, dont la muraille a été abattue, dévoilant le très beau four que l’on peut admirer aujourd’hui.

Un peu d’histoire s’impose pour mieux comprendre l’intérêt que nous portons à ce patrimoine d'un type spécifique. Tiquetorte, contraction du toponyme « Artiguetorte » qu’il a conservé dans tous les textes jusqu’au milieu du XIXe siècle, est connu depuis le Moyen Age, et surtout, présente la particularité de rester jusqu'à la Révolution une dépendance du château de Castelnau, situé à environ 5 km en amont sur la même jalle. En Sud-Médoc, le statut des moulins avant l'époque révolutionnaire, qu’ils soient à eau ou à vent, est en effet très divers : beaucoup sont la propriété de familles bourgeoises médocaines et bordelaises, de propriétaires de maisons nobles ou de bourdieux. Bien peu appartiennent directement aux meuniers qui les exploitent, et n'en sont que simples fermiers dans la plupart des cas. Enfin, ils sont un petit nombre à faire partie intégrante d’un domaine seigneurial. Sur la jalle de Castelnau, plusieurs édifices précèdent Tiquetorte, à commencer par le moulin du château, situé au pied de l’éperon sur lequel subsistèrent jusqu’au règne de Louis-Philippe les vestiges de l’ancienne forteresse ; plus haut, le moulin de Sarnac, qui est inféodé depuis longtemps (nous en avons parlé le 26 mars au Fort Médoc à propos de la famille de Bergeron, qui le posséda au XVIIe siècle) ; c’est ensuite le moulin du Sablona, à Saint-Genès-de-Meyre, cette ancienne paroisse rattachée à Moulis ; puis, vient Tiquetorte[1]. La Statistique du département de la Gironde éditée en 1878 rappelle que 10 moulins sont assis sur cette jalle jusqu’à son embouchure, dans la commune d’Arcins.

[1] Les barons de Castelnau ont possédé un autre moulin, mais à vent : celui de Laulan, au cœur de l’un des vignobles les plus recherchés de Listrac, près du village de Libardac.

Tiquetorte est un moulin « tournant à une meule et sur farine », comme on se plaît à le décrire dans les documents. Au XIVe siècle, un accord conclu par Archambaud de Grailly, baron de Castelnau, autorise la famille de Donissan, déjà propriétaire à Avensan du château de Citran, à créer en aval une dérivation de manière à alimenter son propre moulin à eau, édifié à quelques 200 mètres au sud de la jalle. Le contrat est extrêmement précis en ce qui concerne l’entretien de ce canal. Ces clauses ne seront pas toujours respectées, et au XVIIIe siècle, la famille d’Essenault, devenue maîtresse de Castelnau, n’hésitera pas à faire procès aux Donissan de Citran, le fonctionnement de Tiquetorte se voyant paralysé. Car l’équation est simple : si le cours d’eau n’est pas récuré, les sables s’accumulent et bloquent le rouet, ce qui empêche le moulin de moudre, au grand dam de son meunier... et de ses détenteurs qui n'en retirent plus aucun profit ! Il n’en reste pas moins que l’acte passé par Archambaud en 1386 demeure l’une des pièces les plus anciennes attestant des origines lointaines de Tiquetorte. Des expertises récentes confirmeraient même l’existence d’éléments XIIe siècle. Une raison de plus de veiller consciencieusement à ce qu’il traverse encore le temps.

à droite l'entrée du moulin
à gauche le logement du meunier

à droite l'entrée du moulin
à gauche le logement du meunier

C’est d’ailleurs grâce à l’arrivée de la famille d’Essenault que nous disposons d’un descriptif du moulin. Nous l’avions évoqué en avril 2015 au château d’Issan, le nouveau propriétaire de la terre de Castelnau eut à cœur d’en prendre possession « réelle et actuelle », la parcourant en tous sens : Tiquetorte reçoit sa visite au mois d’avril 1703, ainsi que les riches prairies qui l'entourent. Mais c’est en 1750, un an après le décès de Léonard Antoine d’Essenault, le dernier marquis, que sa mère et sa sœur, toutes deux ses héritières, entreprennent de vérifier l’état des biens. Qu’en est-il à Tiquetorte ? Comme aujourd’hui, on entre par une porte située à l’ouest, car la façade visible depuis le pont est alors regardée comme formant l’arrière du moulin. Cette année-là, la « meule du dessous », ou meule dormante alias meule gisante, appelée « soustre » en terme du pays, et les madriers qui la supportent, viennent d’être changés au cours de l’été.  Au dessous en revanche, la cuve de pierre de taille qui renferme le rouet, « minée par les eaux dans tout son diamètre et sa hauteur », accuse une forte dégradation. Au levant, la muraille extérieure a grand besoin d’être garnie de mortier pour raffermir les pierres, que l’usure a creusées. La charpente n’est guère en meilleur état : plusieurs chevrons sont pourris, et la lattefeuille (nous dirions aujourd’hui le lattis) est franchement vermoulue, ce qui oblige à serpenter entre les gouttières. Dans le soubassement du moulin, les deux arceaux « qui servent à la défuite des eaux » ont également besoin d’être réparés, plusieurs pierres étant tombées par le fond.  Quant à la jalle, elle est presque comblée, « en sorte que le moulin est privé d’une grande partie de ses eaux ». Bref, de gros travaux d’entretien sont plus que nécessaires, mais ce que nous observons surtout, c’est la parfaite correspondance des lieux avec leur physionomie actuelle : même le logement du meunier, situé sur la rive gauche dans le prolongement du moulin, est mentionné.

Le dernier bail « à prix d'argent » signé avant la Révolution date du 30 novembre 1788 : il s'agit d'ailleurs d'une reconduction pour 7 ans en faveur de Pierre Meynieu, que l'on surnomme Cadillac, dont le père, Bernard Meynieu, était déjà meunier de Tiquetorte. Un prix élevé, 1370 livres par an : 710 pour le moulin et ses annexes, et 660 pour le grand pré de Jaugoux. La somme est importante, et n'est que légèrement inférieure à celle que l'on demande pour le château de Castelnau à la même période : 1510 livres. Cela tranche aussi avec la coutume, également valable pour les moulins à vent, qui veut que le meunier s'acquitte en nature : au moulin de Campet, propriété de la famille Saint-Guirons (les futurs acquéreurs du château Lestage, qui nous recevait ce 30 avril), le prix du bail est formé de 28 boisseaux de seigle, d'1 boisseau de froment et de « deux paires de canards bons et gras ». Toute la différence est là, entre la gestion de patrimoine des familles bourgeoises possédant des attaches locales, comme le sont les Saint-Guirons, et l'attitude d'une noblesse pour laquelle la baronnie de Castelnau est un placement : elle est extérieure au pays et uniquement préoccupée de percevoir un revenu fixe et immédiat. Mais comme toutes les propriétés du dernier baron, parti en émigration, Tiquetorte sera saisi par la Nation et mis en vente. Son destin se sépare du château de Castelnau.

Il s’agit de quelques actes parmi d’autres au travers desquels s'écrit l’histoire de Tiquetorte. Mais ils permettent de mesurer deux choses : d’une part, les possibilités qui existent pour le mettre en valeur, car, nous le rappelons souvent, un patrimoine solidement documenté est la clef de la médiation et de la valorisation ; d’autre part, la place que le moulin occupait dans un contexte plus large, celui de l'histoire de la terre de Castelnau qui s'identifie à une grande partie de celle du Sud-Médoc. Il est une pièce à part entière du grand échiquier du pays landescot, et, à tous ces titres, mérite mieux que l'indifférence et le vandalisme. Que tous les citoyens responsables et sensibles à la mémoire des pierres gardent un oeil bienveillant sur lui, le fasse connaître et admirer, et surtout, soutiennent la volonté de ses propriétaires de lui rendre tout son caractère et de l'animer.

De gauche à droite : les dépendances effondrées, le moulin, le logement du meunier (vue actuelle)

De gauche à droite : les dépendances effondrées, le moulin, le logement du meunier (vue actuelle)