Une journée qui débutait dans le cadre apaisant du port de la Maréchale, avant la promenade sur le site de l’abbaye Saint-Pierre-de-l’Isle, légèrement perturbée par les gouttes de pluie. Mais une belle découverte pour laquelle nous remercions une nouvelle fois la propriétaire, car, rappelons-le, l’accès à ces vestiges, pour des raisons de sécurité, est totalement fermé au public.
C’est au pied du chevet de l’ancienne abbatiale, percé de sa baie en arc brisé et sur lequel ont nidifié les cigognes, que nous avons pu suivre l’histoire, depuis le XIIe siècle, de la communauté religieuse formée par les chanoines réguliers de saint Augustin. L’accent était mis sur l’époque moderne, qui reste la moins étudiée, et sur la forte personnalité des abbés successifs : de Gilles de Noailles, abbé de l’Isle au XVIe siècle, qui fut l’ambassadeur des rois Charles IX et Henri III auprès de la Sublime Porte, à Louis de Nogaret de la Valette, bâtard du duc d’Epernon et évêque de Mirepoix, pour en arriver à Gabriel Barthélemy de Basterot, le fils du bailli de Lesparre, abbé de l’Isle de 1718 à 1759, seul titulaire aux racines médocaines. Le parcours, au moyen d’un plan reconstitué des lieux, permettait de se projeter dans les siècles passés, lorsque la vie monastique animait encore le cloître et la salle capitulaire détruite au début du XXe siècle, avec, du sommet de la butte, l’estuaire pour horizon.
L’estuaire, nous nous en sommes ensuite rapprochés, sous le soleil cette fois-ci, gagnant la chartreuse de Loudenne à travers son vignoble. Un cadre qui n’a guère d’égal dans la presqu’île, et des jardins au sommet de leur floraison. La maison est à considérer pour sa distribution intérieure, avec l’enfilade des pièces de réception et leur corridor de desserte, qui s’incurve avec élégance pour épouser l’arrondi du pavillon central. Une incontestable sensation d’intimisme, qui nous rappelait que les Caupos, puis leurs héritiers Verthamon, pendant 161 ans, y séjournaient pour leur plaisir. Bien sûr, la chapelle domestique n’est plus, bien sûr, les décors de la période anglaise font oublier ceux du XVIIIe siècle, mais ce que d’aucuns ont appelé la douceur du Siècle des Lumières y est palpable.
Il nous restait à découvrir la vie de Madeleine de Vignial, épouse déçue de Marc de Caupos, vicomte de Biscarrosse et baron de Lacanau, née à Cadillac en 1661, quelques semaines avant la mort du second duc d’Epernon qui fit la fortune de sa famille. L’histoire d’une union orageuse, de sentiments faussés par des questions d’intérêt et les dissensions du clan Caupos. La psychologie de ce couple, marqué par un évident rapport de force, était au cœur du sujet. Entre Marc, volontiers brutal, aimant le jeu, séduisant les femmes, que les chasses dans sa forêt de Biscarrosse captivent bien davantage que les séances du parlement de Bordeaux, et Madeleine, un esprit plus raffiné, l’accord ne s’est jamais trouvé et les rancunes s’additionnent. L’histoire de la vicomté de Castillon se superpose à celle des époux. Castillon, l’un des débris de la grande succession d’Epernon dont le conférencier rappelait l’immense zone d’influence au XVIIe siècle : 7 grandes seigneuries unissant l’océan à la Gironde et la pointe de Grave au pays de Buch, dispersées entre 1672 et 1714, ventes qui profitèrent, hormis la sirie de Lesparre cédée aux ducs de Gramont, à la noblesse de robe.
Le conflit qui opposa jusqu’en 1696 la population de Saint-Yzans et de Saint-Christoly à un Caupos intraitable, aux violents appétits seigneuriaux, contraignant ses sujets à s’humilier, faisait froid dans le dos. Un homme dur, mais habile à mettre ses terres en valeur, comme en atteste le desséchement des marais de Castillon réalisé par le hollandais Jan Van Acker, ou de Bégadan, pour lequel Marc de Caupos s’associa à son ami Gabriel de Basterot, le père du futur abbé de l’Isle. Un homme qui se débat aussi contre des frères, contre une mère surtout, dont la rapacité pouvait se comparer à la sienne. Un personnage qui n’est donc pas entièrement noir, souvent pris dans un étau.
Il était particulièrement intéressant de découvrir comment Madeleine, usant des difficultés croissantes rencontrées par Marc avec ses créanciers, parvint à trouver le prétexte, l’argument juridique qui lui était nécessaire pour atteindre un double but : sauvegarder l’héritage paternel, et se séparer de son époux. Ce véritable divorce, même si le terme est anachronique, lui restitua à 50 ans seulement une liberté qui lui était chère. Avec quelle fierté signe-t-elle désormais « M. Vignial, vicomtesse de Castillon » ! La confrontation de ce paraphe avec le sage « M. Vignial de Caupos » antérieur traduisait à elle seule tout le drame de cette épouse bafouée, longtemps maintenue dans la dépendance d’un mari qui l’excluait froidement de ses propres terres. Cette liberté, elle en usa pour s’approprier Loudenne, usant de ses droits de suzeraineté pour en déposséder les légitimes détenteurs. Une prise de possession vaudevillesque, où l’on doit faire passer un valet par la fenêtre pour parvenir à expulser les occupants barricadés à l’intérieur, lui permit d’en devenir la maîtresse au mois de juin 1714.
Loudenne : un domaine probablement issu de la réunion d’un ancien village encore attesté au début du XVIIe siècle, phénomène d’anéantissement de la propriété paysanne également constaté à Listrac, avec la création du vignoble du château Lestage. Pour la première fois, des sources antérieures au XVIIIe siècle étaient présentées au public, se rapportant notamment à la famille de Labat. Tout bascule en 1706, lorsque la propriété tombe aux mains d’une autre femme remarquable, Marguerite Vandame, fille du seigneur de Carcanieux, veuve du baron de Sémignan. Marguerite qui meurt à Bordeaux l’année suivante, et dont le corps est ramené sur le fleuve pour débarquer à la Maréchale, au bas de sa maison de Loudenne, avant d’être porté solennellement dans le tombeau de son père à Queyrac... Une image marquante.
Celle que l’on nomme la chartreuse rose, comme le soulignait le conférencier, symbolise le triomphe de Madeleine : revanche sur la vie et retour aux sources, elle qui était née, déjà, sur les rives de la Garonne. C’est aussi le seul moment paisible de son existence, le bonheur des séjours en Médoc à la belle saison, et ce, jusqu’à son décès en 1735. Loudenne passe à son fils préféré, Jean-Baptiste de Caupos, l’académicien, celui qui lui était intellectuellement le plus proche. Par le jeu des successions, le domaine tombera dans l’escarcelle de l’arrière-arrière-petite-fille de Madeleine, Eudoxie de Verthamon (1806-1885), épouse du vicomte Eugène de Marcellus. C’est elle qui le vendra en 1875 aux frères Gilbey. Il était difficile, le soir, autour du cocktail sur la terrasse regardant le fleuve, de ne pas partager les sentiments qu’éprouva, à l’été 1714 et pour la première fois, celle qui fut bien « la délaissée ».
Loudenne est un château de dames : Marguerite, Madeleine, Eudoxie. Que pouvait-on souhaiter d’autre pour conclure ce cycle de visites-conférences 2015 consacrées à ces « seigneuresses » oubliées de l’histoire du Médoc ?