Le samedi 30 avril avait lieu la seconde visite-conférence du cycle 2016, consacrée à André de Motmans, lieutenant de la capitainerie de Buch. Même si les gouttes de pluie se sont obstinées, par intermittence, jusqu’à l’heure du déjeuner, notre association a vécu un moment mémorable, non seulement en raison du cadre, car Lestage est une perle d’architecture invisible, nichée au cœur d’un bois, mais encore de l’accueil chaleureux qui nous a été réservé par les membres de la famille Chanfreau, propriétaires du domaine depuis 1963. Une journée encore enrichie par la contribution du SRPI d’Aquitaine (et il faut maintenant parler de la Grande Région ALPC !), qui nous a permis de bénéficier de deux interventions : l’une, le matin, dédiée à l’architecture de ce splendide château néo-Renaissance dont la reconstruction commença en 1869 sous la direction d’Ernest Minvielle ; l’autre, l’après-midi, ciblant l’histoire du château et de ses premiers maîtres, qui a permis à Marc Vignau, notre conférencier pour cette seconde saison, de ressortir des cartons les travaux universitaires qu’il avait consacrés au vignoble de Listrac.
Rompant exceptionnellement avec la tradition de nos visites-conférences, nous avons débuté en milieu de matinée, ce qui nous a permis d’accueillir un invité que nous remercions chaleureusement pour sa présentation dynamique et souriante : Alain Beschi, responsable de l’unité de recherches du SRPI, qui apportait sa grande connaissance du patrimoine bâti viticole d’Aquitaine, et plus spécialement du parcours et de l’œuvre de Minvielle, concepteur de Lestage. A l’issue du café d’accueil préparé par nos hôtes dans le cuvier flambant neuf, achevé à l’automne 2015, notre parcours a débuté dans cette dépendance avant d’entamer un tour des façades de Lestage. Et quel meilleur exemple à Listrac, hormis la construction par Garros, une dizaine d’années plus tôt, du château Fonréaud, voisin et éternel rival ? Car cette seconde moitié du XIXe siècle correspond à l’émergence du concept de « château viticole », d’abord propre au Bordelais, exporté ensuite dans d’autres régions telles que le Languedoc. Dans ce nouveau modèle, l’édifice renforce le prestige du cru et participe de sa renommée : il est le symbole d’un triomphe, celui de la bourgeoisie et du négoce, emblématique d’un Second Empire qui voit partout en France une rage de construction s’emparer des pouvoirs publics et des possédants. En Médoc comme ailleurs, on rase les vieilles demeures du XVIIe ou XVIIIe siècle, et c’est ici qu’intervient le choix de l’architecte. Un rappel des origines sociales et de la formation de Minvielle a précédé celui de l’ensemble de ses réalisations dans la presqu’île, depuis les chais de Loudenne jusqu’à ceux d’Issan que nous avons pu découvrir l’année dernière dans le cadre du cycle de visites-conférences 2015. L’innovation que représente le cuvier à étage était illustrée par une reproduction des plans du château Brane-Cantenac, une autre de ses créations.
En un second temps, la promenade autour du château a permis de cerner les multiples sources d’inspiration de son architecture, que l’on rapporte au style néo-Renaissance : sur la façade nord, le monogramme de Charles Saint-Guirons et la date d’achèvement (1870) rappellent le souvenir de cette famille, qui succéda dès 1805 aux Motmans avec Amand Saint-Guirons († 1812), ancien procureur au parlement de Bordeaux, puis juge de paix du canton de Castelnau sous le Premier Empire, installé en Médoc par son mariage avec Elisabeth Brun, issue d’une longue lignée du commerce castelnaudais. Son fils Antoine (1782-1860), qui fut maire de Castelnau, ajouta à son patrimoine le domaine voisin de Granges (actuel château Clarke). Mais Charles (1825-1888), le petit-fils, ne put envisager de réédifier Lestage qu’à l’issue d’une grave querelle de succession, car il avait trois sœurs, toutes mariées à de grands noms du vignoble médocain : Elisa (Mme Lynch), Amanda (Mme Lacoste), et Honorine (Mme Abiet). L’opération renforce encore l’ancrage local de la dynastie : les héritiers Saint-Guirons ne se sépareront de Lestage qu’en 1926.
Une nouvelle fois, un grand merci à Alain Beschi pour avoir contribué à la réussite de cette journée. N’hésitez pas à vous procurer le très bel ouvrage produit par le SRPI en 2015 dans la collection « Images du Patrimoine » : Estuaire de la Gironde, paysages et architectures viticoles, 192 pages richement illustrées (500 photographies et documents) qui dévoilent les trésors des deux rives (cliquez sur le lien ci-joint pour accéder à la présentation de l'ouvrage).
Après la pause déjeuner à L'Embellie dans le bourg de Listrac, nous avons débuté l’après-midi par la découverte du moulin de Tiquetorte, auquel nous consacrons actuellement un article détaillé sur notre site. Nous y étions attendus par Cécile Vidaller, sa propriétaire, dont nous avons pu partager l'attachement pour ce lieu unique : en raison de sa situation d'abord, puisque le moulin, assis sur la jalle depuis le Moyen Age, n'est entouré que de prairies et de bois, mais aussi de l'histoire qui s'y attache, puisque cette ancienne dépendance du château de Castelnau n'a pratiquement connu qu'une seule famille depuis sa vente comme bien national à l'époque de la Révolution. Il était nécessairement émouvant pour Cécile de nous accueillir et de mesurer l'intérêt que suscite ce type de patrimoine qui reste rare en Médoc, et il est vrai que l'endroit, où nous avons tourné ensemble quelques-unes des pages d'un passé bientôt millénaire, a un charme indéfinissable : tout y est verdure et bruissement de l'eau. Nous suivrons avec intérêt les projets qui naîtront autour de lui, à commencer par sa remise en état après les épreuves qu'il a subies. Nous vous laissons découvrir l'article Tiquetorte : un patrimoine à préserver, en espérant, comme de coutume, contribuer à une sensibilisation qui est l'une de nos missions fondamentales.
Retour à Lestage en milieu d'après-midi, pour pénétrer cette fois à l'intérieur du château et nous installer dans le grand salon afin d'y découvrir les péripéties qui animèrent la vie du domaine et celle d'André de Motmans. Car l'histoire de Lestage, comme celle de nombreux crus bourgeois, s'avère d'une grande richesse lorsqu'on entreprend de l'explorer et d'étudier le parcours de ses propriétaires successifs. Elle est caractéristique des vignobles de Listrac ou de Moulis, derniers remparts de vignes avant la lande, où les châteaux sont souvent issus d'anciens bourdieux, qui se développent par achats successifs au détriment de la population locale, peu à peu exclue des secteurs reconnus comme les plus favorables. Ces entités se construisent lentement tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles. En 1604, lorsque le duc d'Epernon fait établir un terrier pour recenser ses droits, les lieux sont occupés par quelques maisons paysannes, qu'occupent différents membres d'une famille Lestage dont le nom a perduré. Autour de 1650, c'est un marchand drapier installé à Bordeaux dans les quartiers actifs de Saint-Michel et Sainte-Colombe, Jean David, qui envisage de créer à cet endroit un « bien de campagne ». Et pour cause : il a un pied à Castelnau, dont les étoffes et les moulins foulons sont à la racine de son négoce. Les bourgeois de cette petite ville, chef-lieu d'une baronnie qui a définitivement annexé celle de Listrac à la fin du XVIe siècle, visent les beaux vignobles, les « camps » de Bouqueyran ou du Puy de Menjon, avec pour objectif de parvenir à constituer des enclos, là où la propriété est alors très fragmentée. Et les David ne sont d'ailleurs pas les seuls à guigner Lestage, idéalement situé : deux autres familles de marchands bordelais, les Taris et les Landé, lui disputent le site, mais ils ne l'emporteront pas. Sur un autre coteau, le petit bourdieu de « Fontaréau », devenu Fonréaud, appartient aussi à des proches des David, qui commercent à Saint-Michel : les Barranguet. L'histoire des deux domaines deviendra rapidement celui d'une terrible rivalité.
Lorsque Jeanne David épouse en 1662 Léonard Motmans, nul ne peut deviner que cette branche de la famille héritera de Lestage. Motmans ? ou bien, Mommans, Momens, Motmantz, Motman sans -s... prêtres, greffiers, chacun interprète à sa façon ce patronyme qui évoque la Flandre et la Hollande. L'ancêtre, Joseph Motmans, a reçu de la jurade ses lettres de bourgeoisie à la fin du XVIe siècle, alors qu'un certain Conrad Gaussen dessèche le grand marais de Bordeaux. Les recherches actuelles ne permettent pas d'en savoir davantage. Lorsque Léonard épouse Jeanne, les Motmans sont devenus marchands à Saint-Morillon, au sud de La Brède, où ils conserveront longtemps le domaine de Bellevue, devenu le château Villa Bel-Air. Un fils naît à Bordeaux en 1669 : c'est André, qui ne va pas suivre la voie du commerce, mais celle de l'armée. Et voici comment cet ancien officier au régiment de Champagne sera distingué pour obtenir, au tout début du XVIIIe siècle, la charge de commissaire provincial de l'artillerie au département de Guyenne, et finalement, dans le cadre de la garde-côte, les fonctions de lieutenant de la capitainerie de Buch, qui intègre, rappelons-le, le sud de la région des lacs avec Le Porge et Lacanau, et s'étend dans les terres aux paroisses du Temple, de Saumos, ou encore de Sainte-Hélène. Le capitaine, à la même époque, n'est autre que Jean-Baptiste de Laville, celui que l'on surnomme « le grand baron d'Arès ». Il n'était pas inutile pour lui, au vu de l'étendue de la circonscription englobant une grande partie du littoral du département actuel des Landes, de disposer d'un relais en pays landescot, ayant une base à proximité. C'est aussi ce que nous voulons démontrer avec le thème de ce cycle de visites-conférences 2016 : l'alliance permanente, en Médoc, entre terre et mer, le fait que les hommes distingués pour la défense des côtes et de l'estuaire sont avant tout de grands propriétaires fonciers, souvent créateurs de vignobles et possesseurs d'hectares de landes.
Cette base, c'est Lestage. Car la vie d'André de Motmans bascule totalement après le décès de son oncle maternel, le négociant Jean David, mort sans enfants en 1723. Le vieil homme a tenté de se montrer équitable envers ses deux neveux : André d'une part, mais aussi Jean Ribail, le fils de Marguerite David, sa plus jeune soeur. A l'heure du partage (1724), André opte pour le lot qui comprend Lestage. Un choix personnel, délibéré, qui ne peut s'expliquer que par un attachement au domaine familial, car il est déjà placé à la tête de deux biens de campagnes : Bellevue, à Saint-Morillon, mais aussi celui que sa femme, Jeanne Delisle, avait à Cenon. Il est en effet déjà veuf, après un court mariage de cinq années, Jeanne étant morte en 1710 des suites de son dernier accouchement, lui laissant cinq enfants à élever : deux qu'elle avait eu de son premier époux, et trois de leur union (le benjamin, qui lui a coûté la vie, devant disparaître à l'âge de 5 mois). Et Monsieur de Motmans est un beau-père et un père attentif. Jean et Guillemette de Lapeyrouze, les enfants de Jeanne, diront de lui à l'avenir « qu'il les a toujours regardés avec des sentiments pleins de tendresse et d'affection », pourvoyant avec soin à leur éducation. Maître de Lestage, il se lance à corps perdu dans une politique d'acquisition, soucieux d'étendre son bourdieu, auquel il sacrifie les biens purement landescots de Brach et de Carcans. Il en a les moyens, car il vient également d'acquérir la charge rémunératrice de trésorier général de France au bureau des finances de Guyenne, dans laquelle il est reçu en 1725. A 55 ans, il atteint une apogée que sa naissance dans un milieu commerçant ne laissait pas spécialement augurer, mais qui rappelle l'ascension de plusieurs autres familles. Ses deux fils sont adultes, l'un étudie le droit, le plus jeune vise l'armée (il sera bientôt garde du corps du roi), et André, qui est devenu Messire de Motmans, reconstruit également sa vie personnelle : après treize ans d'un long veuvage, il vient de se remarier.
Quelle union disparate, qui vient en opposition avec le rang social qu'André a conquis : au lieu de prétendre à la main d'une demoiselle bien née, il convole dans des circonstances très précipitées avec celle dont on rappellera souvent par la suite qu'elle était « sans bien d'aucune espèce ». Gravement atteint à la fin de l'année 1723, notre lieutenant garde-côte a eu recours pour une dangereuse opération à un maître chirurgien de Bordeaux, Charles Lacoste : et au mois de décembre, en plein Avent (l'une des périodes du calendrier durant laquelle les mariages sont proscrits à défaut d'une dispense), après avoir bâclé la publication des bans, c'est au chevet du malade, dans la chambre de sa maison des fossés de l'Hôtel de Ville, qu'a lieu la célébration de son mariage avec Anne, la fille unique de Lacoste, âgée de 28 ans. Ce faisant, mais il l'ignore, il signe à la fois sa propre déchéance et celle de son domaine. Car Anne, celle que l'on appellera « la Motmans » comme on a dit autrefois « la Brinvilliers » ou « la Voisin », n'est pas désintéressée, pas plus que son père, qui obtient au même moment le poste non négligeable de chirurgien de la Marine dans le port de Bordeaux, accordé par les officiers de l'Amirauté : ce qui laisse supposer une intervention d'André, très introduit auprès de ces derniers. Mais la gratitude n'est pas au rendez-vous, et le couple, qui aura un fils unique, le petit Léon, né en 1725, est un échec. Anne, intelligente, mais hautaine, manipulatrice, et usant d'une incontestable séduction, berne son époux, dont les absences, que ce soit au bureau des finances ou sur les côtes, sont permanentes. Nous avons suivi pas à pas les épisodes d'un procès retentissant, qui défraye la chronique à partir de l'automne 1735, après qu'André de Motmans ait découvert, sur dénonciation, la forfaiture de sa femme. De la scène terrible qui les oppose à Lestage au cours des vendanges à la fuite d'Anne et de son amant, le chevalier Aubin, jusqu'à son arrestation au mois d'avril 1736, nous pouvions découvrir à quel point il fut profondément blessé par cette trahison qu'il ne supposait pas. Mais hormis ce drame personnel, c'est aussi la découverte des vols domestiques commis par Anne pour se procurer de l'argent, des dettes accumulées dans les boutiques de luxe de Bordeaux pour couvrir de cadeaux l'homme dont elle était entichée, ou bien constituées auprès de prêteurs qu'elle démarchait en engageant le prestige et la position de son mari, car « l'argent lui tire court » continuellement. C'est aussi la honte d'apprendre qu'elle a accouché secrètement, avec la complicité de plusieurs de ses parentes, de deux enfants adultérins qui sont élevés à la campagne près de Saint-Macaire : et le scandale rejaillit sur un autre personnage public, Bertrand Lousier, l'un des médecins les plus en vue de Bordeaux, démonstrateur anatomique à l'école de chirurgie, auquel Anne s'est adressée en raison de son excellente réputation d'accoucheur et qui a accepté d'entrer, moyennant finances, dans le complot. Pour lui, la sentence sera sévère, puisque le corps de ville le poursuivra et le condamnera à la privation de son état, équivalent d'une radiation. On demeure pantois devant l'ingéniosité des plans conçus pour maintenir Monsieur de Motmans dans l'ignorance, profitant de ses absences, que ce soit à La Rochelle où il marie son fils aîné en 1733, ou bien à Lestage en 1734, tandis qu'Anne, qui met au monde son second enfant, parvient à lui faire croire au moyen de fausses lettres et de diverses complaisances qu'elle séjourne à Saint-Morillon ! Son pouvoir de persuasion n'a pas de limites, mais elle s'enferme progressivement dans un jeu dangereux, où ses complices acquièrent un pouvoir sur elle, jusqu'à se livrer à la délation lorsque les relations se dégradent. Anne n'a rien vu venir, trop altière, trop convaincue qu'elle pouvait impunément faire porter la responsabilité de ses détournements sur les domestiques qu'elle fait renvoyer sous tous les prétextes dès qu'ils en savent trop et qui l'accableront massivement au procès, trop amoureuse, aussi, car son égarement est total : on la décrira comme littéralement folle du chevalier, qu'elle espère pouvoir épouser à la mort de son vieux mari presque septuagénaire.
André de Motmans ne pardonnera pas. Anne est condamnée à la réclusion dans le couvent de la Madeleine, voué aux pénitentes, où elle doit expier ses fautes, privée de toute visite pendant deux ans. Son mari peut seul la reprendre pendant ce délai. Il n'en fera rien, et en 1738, l'échéance arrivée, « la Motmans » est tondue, revêtue de force de l'habit de religieuse, et enfermée dans sa cellule à perpétuité. La condamnation est sans appel : la trop belle et trop sulfureuse Anne mourra dans le couvent après plus de vingt ans de claustration. Mais elle a laissé derrière elle un homme brisé, dont elle a fragilisé le patrimoine, et qui ne peut que regretter toutes ses libéralités envers elle : car il a aimé sa jeune épouse, et a dépensé sans compter pour elle, cédant lui aussi à son charme. « J'ai eu le malheur, dira-t-il, d'épouser une fille qui cachait sous un faux dehors des inclinations corrompues ». Le siècle n'a pas de pitié pour la femme adultère si le conjoint décide de la poursuivre : « la conduite scandaleuse et infâme qu'elle a tenue » ne laissait augurer à Anne, une fois « saisie au corps » (écrouée), aucune indulgence. L'affaire, dont le public a fait des gorges chaudes, laisse des séquelles, et André n'est plus en état de gérer correctement ses affaires : il a d'ailleurs émancipé juste après le procès, en 1736, son fils cadet pour le seconder, l'aîné s'étant installé à Saint-Domingue. Peu à peu, tout va s'écrouler, car il ne peut plus faire face aux difficultés financières : le jeune marquis de Castelnau, Léonard Antoine d'Essenault, dont l'appétit de loup met ses fiefs en coupe réglée, le poursuit pour des droits de mutation non acquittés sur ses acquisitions de Lestage, et guigne le Puy de Menjon où il veut constituer son propre domaine ; le gendre d'une cousine, Thérèse Ribail, qui avait épousé l'avocat Jean Fauquier, réclame les sommes que l'oncle David, en 1723, avait léguées au couple et dont André avait accepté la charge. Et puis, quelqu'un guette depuis longtemps : son propre cousin, Jean Ribail, le frère de Thérèse. Lors du partage de 1724, il a fait le bon calcul, prenant le lot le moins miroitant, mais qui lui assurait les revenus les plus solides : les immeubles de rapport de Bordeaux, le « cabal », c'est-à-dire le fonds de commerce, de la famille David, laissant à André les biens dont le profit s'avérait plus incertain, tel que Lestage, soumis aux aléas des récoltes. Ribail a épousé Marie Saige, issue d'une autre dynastie du commerce de la paroisse Saint-Michel, et il sait que sa femme va hériter d'une parente, Jacquette Barranguet, qui est la propriétaire de Fonréaud. A la mort de celle-ci, il lance son plan : il rachète les créances sur André, et pour exécuter le paiement, le contraint à lui céder ses vignes. En 1742, plus de 500 règes situées dans le « camp » du Puy de Menjon tombent dans son escarcelle : Fonréaud écrase Lestage dans la bataille qui oppose bourgeois et seigneurs pour s'emparer de ces coteaux. Pour Monsieur de Motmans, c'est l'effondrement final. Son domaine patiemment constitué est dépecé, vole en éclat, privé de ses plus belles parcelles. Il meurt à Bordeaux quelques mois plus tard, en avril 1743, à l'âge de 73 ans, entièrement désabusé, et seul : même son fils ne l'a pas visité, ne pouvant plus s'accommoder de sa misanthropie grandissante. En faisant dresser l'inventaire de la maison des fossés de l'Hôtel de Ville, il permettra au notaire de faire une découverte comme on en voit peu. Le dernier jour, alors que l'on estime le foin stocké dans le grenier des dépendances, l'intéressé découvre une boîte en fer, qu'il fait ouvrir : elle contient tous les papiers se rapportant à Anne Lacoste, depuis le contrat de mariage de 1723 jusqu'aux pièces du procès... Il serait superflu de vouloir démontrer ce que symbolise ce geste du disparu, à la fois rageur et presque inquiétant sur le plan psychologique, telle une volonté de dissimuler aux yeux du monde, d'enterrer le souvenir odieux de la morte-vivante de la Madeleine. Dès lors, comment nier l'impact profond que l'affaire de « la Motmans » a eu sur l'homme, avec toutes les incidences qu'elle entraîna sur sa fin de vie et la perte programmée de son cher bourdieu ?
Car la mort d'André n'arrête pas la machine. Lestage et tous les biens qui en dépendent sont saisis en août 1743. Les créanciers se réveillent de toutes parts, au point que la valeur des biens du défunt ne saurait suffire à éteindre les dettes. Son fils use de tous les ressorts juridiques pour sauver le patrimoine familial, et lorsque Léon, son jeune demi-frère, atteint sa majorité en 1750, l'imbroglio se dénoue enfin grâce à la vente de l'office de trésorier de France. La procédure n'est clôturée qu'en 1753, mais les Motmans auront sauvé Lestage, qu'ils conserveront encore un demi-siècle. C'est la branche des Antilles qui en hérite, et les documents, inventaires ou états de travaux établis à partir de 1766, permettent de reconstituer entièrement la physionomie de l'ancien château Lestage, celui d'André, en piètre état à cette date mais restauré par sa petite-fille, Thérèse de Motmans. La projection commentée du plan de l'ancien domaine rejoignait les éléments apportés le matin par Alain Beschi, et nous faisait réaliser que le salon où nous nous trouvions était précisément occupé, en 1735, par la chambre où le mari bafoué adjurait l'infidèle, crucifix en main, d'avouer son pêché, élément déclencheur de la cascade d'évènements qui influa sur l'avenir de la propriété. Il s'en dégageait la même impression que nous avions connue notamment dans le chai du château d'Issan, lorsque passa sur nous l'ombre de Pétronille de Largeteau, tant il est vrai que le fait d'évoquer ces vies et ces siècles passés sur les lieux mêmes nous accorde d'entrer de plain pied dans la réalité du temps. Voici encore une fois démontré que l'histoire d'un site est indissociable de celle des hommes et des femmes pour qui il compta, qui le façonnèrent, l'aimèrent, ou le hantèrent de leurs querelles et de leurs passions, et cette approche humaine, cet angle de vue qui procède de la démarche d'historien de l'intervenant et lui est propre, s'impose définitivement comme l'une des forces du principe de ces visites-conférences.
Il nous restait à bénéficier, au pied du grand escalier de Lestage et de son vitrail, du buffet et de la dégustation des vins orchestrés par nos hôtes : château Lestage et château Caroline, très appréciés l'un et l'autre (en témoignent quelques départs alourdis de colis), que vous retrouvez sur le site www.chateau-lestage.com. De bout en bout, cette journée aura été placée sous le signe de la famille et de la transmission : que ce soit au moulin de Tiquetorte, à Lestage, ou au sein même de la famille A2PL, qui goûte le plaisir de se retrouver sur ces évènements tout au long du printemps. Et pour reprendre la conclusion du conférencier, le domaine, loin de l'agitation des grands crus que s'arrachent les sociétés commerciales à capitaux étrangers, a pour caractéristique d'être marqué par de longues dynasties éprises de leur terre : les David et Motmans pendant plus de 150 ans, les Saint-Guirons pour 120 ans, et nous souhaitons tous aux familles Chanfreau et Chanfreau-Philippon de fêter son propre centenaire sur les marches de Lestage, à l'ombre du chef-d'oeuvre d'Ernest Minvielle.