La splendeur des Bergeron

La première visite-conférence du cycle Dans le sillage des Guetteurs de mer a bénéficié de conditions météorologiques inespérées : une très belle journée de soleil, coincée entre deux périodes de pluie, a permis de découvrir le Fort-Médoc dans les meilleures circonstances. Une approche du site complétée par la découverte d’une première famille d’officiers garde-côte en Médoc, et non des moindres, celle des Bergeron, qui auraient pu adopter la devise célèbre du surintendant Fouquet : Quo non ascendet ? (Jusqu’où ne montera-t-il pas ?).

 Nous avons été personnellement accueillis, et nous l’en remercions très vivement, par M. le Maire de Cussac-Fort-Médoc et conseiller départemental Dominique Fédieu, qui nous a présenté l’historique du site et ses perspectives de développement[1]. Et il faut l’avouer, lorsque le soleil brille sur le Fort, la vision que constitue depuis son entrée, dans l’encadrement de la Porte Royale, le « corps de garde à la mer » récemment restauré, est un superbe coup d’œil.

[1] Nos remerciements vont aussi à Faly Razafimbelo, responsable du développement local à la ville de Cussac, qui a accompagné la mise en œuvre de cette journée.

la porte royale
le groupe au corps de garde de la Porte Royale
Au fond la citerne
la chapelle et les ruines du casernement sud
les ruines du casernement nord, la salle du chirurgien, le corps de garde à la mer
le magasin à poudre
Plan du Fort-Médoc mis à jour en 1752 (source : Bibliothèque Nationale de France)

Plan du Fort-Médoc mis à jour en 1752 (source : Bibliothèque Nationale de France)

Tous ceux qui avaient parcouru les lieux voici 10, 20, parfois 30 ans sans y être jamais retournés ne pouvaient que prendre la mesure des transformations déjà opérées : un chantier qui connaît un regain évident depuis le classement au patrimoine mondial de l’UNESCO et l’intégration au réseau des Sites Majeurs de Vauban, au même titre que les citadelles de Besançon ou de Saint-Martin-de-Ré, prises parmi d’autres[2]. La particularité du Fort-Médoc, dont on connaît les difficultés de construction (débutée en 1689), est l’absence de courtines, auxquelles se substituent ici des levées de terre que surplombaient les chemins de ronde. L’exposé tendait également à rappeler les atteintes dont le site a été victime avant qu’une prise de conscience locale, étayée par la fondation de l’association des Amis du Fort-Médoc (représentée notamment ce 26 mars par son président M. Joël Piron), ne vienne stopper les excès et notamment le dépeçage des casernements nord et sud, autrefois destinés au logement des soldats, réduits à l’état de carrières de pierres. Quoiqu’il en soit, et en dépit de quelques restrictions émises sur certains travaux menés plus anciennement, le maintien d’éléments remarquables permet de cerner aisément la vie du Fort : la boulangerie, la salle du chirurgien, la chapelle et le logement de l’aumônier, la poudrerie revêtue désormais d’un beau plancher qui visait initialement à isoler la poudre de l’humidité, viennent l’illustrer. L’isolement du site, s’il a pu être une faiblesse, fait aussi son charme dans la mesure où l’idée de le rendre accessible par la voie d’eau avec la construction d’un ponton a, elle aussi, récemment abouti, rétablissant l’accès que constituait spontanément l’estuaire. Ainsi, Fort-Médoc tourne de nouveau ses regards vers les deux autres éléments du célèbre « Verrou », Fort-Pâté et la citadelle de Blaye, et s’inscrit plus que jamais dans un environnement dégagé qui lui offre un écrin et allie patrimoine monumental et patrimoine naturel. Le site a un très grand potentiel sur le plan touristique et culturel : en faisant découvrir à nos visiteurs ce qui ne constitue encore qu’une étape intermédiaire dans sa renaissance, il s’agissait aussi de sensibiliser au fait que les interventions menées sur le patrimoine sont des opérations à long terme, coûteuses pour les collectivités, nécessitant des plans de financement élaborés. Que le public soit au rendez-vous sans attendre une forme d’achèvement souvent fantasmée est la meilleure des récompenses : Fort-Médoc, bien heureusement si l’on souhaite qu’il garde une dimension humaine, n’est pas Chambord. Nous espérons que nos nombreux visiteurs (car nous étions plus de 70 inscrits) auront à cœur d’y revenir et de le faire découvrir à leur tour.

[2] Voir le site www.sites-vauban.org.

Sur cet extrait de la carte de la capitainerie de Lamarque dressée peu après le règlement de 1728, on voit apparaître le Fort-Médoc, schématiquement représenté ; les deux paroisses de Cussac et de Sainte-Gemme, définitivement fusionnées sous la Révolution, y sont nettement distinguées.

Sur cet extrait de la carte de la capitainerie de Lamarque dressée peu après le règlement de 1728, on voit apparaître le Fort-Médoc, schématiquement représenté ; les deux paroisses de Cussac et de Sainte-Gemme, définitivement fusionnées sous la Révolution, y sont nettement distinguées.

Présentée dans la chapelle, la conférence visait trois objectifs. D’une part, introduire le sujet de notre cycle 2016 en décrivant l’organisation de la garde-côte en Médoc depuis la Grande Ordonnance de la Marine édictée en 1681. Une réalité qui reste très méconnue et a pourtant eu un fort impact sur les populations, soumises à l’obligation d’un service armé en cas d’alerte et à des périodes d’exercices soutenues lorsque règne l’état de guerre. Le découpage des côtes entre trois capitaineries (Haut-Médoc dite capitainerie de Lamarque jusqu’au chenal de la Maréchale, Bas-Médoc dite capitainerie de Soulac, et Buch qui englobe une partie de la baronnie de Castelnau avec Le Temple, Saumos et Le Porge ainsi que la baronnie de Lacanau) n’est arrêté définitivement qu’en 1721, et rectifié en 1728 : à cette date, Castelnau, Listrac et Saint-Laurent sont détachées de Soulac en raison de leur éloignement et réunies à Lamarque. Peu de paroisses, puisque l’on pénètre à deux lieues dans les terres, échappent donc au fait de concourir à cette « milice garde-côte » attendu la géographie de la presqu’île du Médoc : en pays landescot, seules Brach et plus loin Salaunes sont suffisamment éloignées des côtes pour s’en voir dispensées. Texte fondateur, l’édit de février 1705 érige en offices les places à pourvoir pour former l’état-major de ces capitaineries. Mais très rapidement, on prend conscience, attendu le succès mitigé rencontré par la vente de ces charges, que les contraintes du service sont insuffisamment compensées : afin d’encourager les candidats et de les fidéliser, la couronne leur confirme donc certains avantages, qui vont de l’exemption de taille et de l’octroi sur les marchandises à l’éligibilité à l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, en passant par la faculté de percevoir 1/10e du droit de bris sur les naufrages, pourtant réservé de tout temps aux officiers de l’Amirauté. Il y a surtout une forme d’intéressement qui témoigne d’une clairvoyance du pouvoir central : le fait de distinguer, dans le choix des officiers, les familles « dont les terres se trouvent le long des côtes », et dont les possessions sont donc directement exposées aux risques d’invasion, fait espérer à juste titre qu’ils rempliront leurs obligations avec davantage de conscience. Car soyons lucides, comme le soulignait déjà le texte de l’édit de 1705, les intéressés « ne regardent pas comme une obligation formelle ce qui est commis à leurs soins » : la motivation n’est au rendez-vous que si des privilèges sont accordés, et si en œuvrant pour le bien public on défend en même temps ses intérêts propres. Mais on ne peut avoir les mêmes exigences qu’avec une troupe régulière. Le renfort de détachements de dragons, dont la principale mission est d’assurer la liaison entre les différents postes, vient seul compenser la faiblesse des moyens logistiques, puisqu’on est encore réduit à la nécessité de signaler l’approche des navires ennemis ou pirates au moyen de signaux de fumée.

Portrait de Gabriel Trevey de Charmail, capitaine de la capitainerie de Lamarque et inspecteur général des milices garde-côte de Guyenne (photo : musée familial du Verdus à Saint-Seurin-de-Cadourne, avec l’aimable autorisation de M. Dailledouze)

Portrait de Gabriel Trevey de Charmail, capitaine de la capitainerie de Lamarque et inspecteur général des milices garde-côte de Guyenne (photo : musée familial du Verdus à Saint-Seurin-de-Cadourne, avec l’aimable autorisation de M. Dailledouze)

Deux seigneurs médocains sont choisis pour veiller sur l’estuaire : Augustin Desaigues, seigneur de Saint-Bonnet à Saint-Christoly-de-Médoc, pour la capitainerie de Soulac, et Gabriel Trevey de Charmail, seigneur du Verdus à Saint-Seurin de Cadourne, pour celle de Lamarque (1707). Grâce au prêt des archives familiales du Verdus réalisé par son propriétaire, M. Alain Dailledouze, descendant direct de Gabriel, nous avons pu présenter la carrière complète de cet homme, resté 22 ans en fonctions, qui fut également inspecteur général des milices garde-côte de Guyenne[3]. Certaines des pièces conservées et de ses annotations mettent en lumière la difficile mise en place d’un service régulier : les officiers sont de mauvais sujets « mais il n’y a rien de mieux dans le pays », confie-t-il au secrétaire d’Etat à la Marine ; quant aux canons, en 1715, c’est-à-dire au sortir de la longue guerre de Succession d’Espagne, on en a bien quelques-uns, installés à Mapon et surtout à Pauillac, mais les boulets manquent… Fort heureusement, les craintes exprimées au cours de cette guerre d’une descente des Anglais, basés à Lisbonne et à Gibraltar à partir de 1704, se sont avérées vaines, et les affûts ont pu jouer en toute sérénité leur rôle de figurants. Un conflit dont la correspondance du Père d’Anglade, aumônier du Fort-Médoc, se fait l’écho lorsqu’il s’agit de protéger les récoltes du passage des troupes à l’été 1706, lors de la « campagne du Médoc » ordonnée par le Maréchal de Montrevel, commandant en chef de la province de Guyenne. Un chef militaire brutal dont le mémorialiste Saint-Simon brosse un savoureux portrait au vitriol, tout en dénonçant la réorganisation de la garde-côte par Pontchartrain, où il voit non seulement une usurpation des droits qu’il exerce en qualité de gouverneur de Blaye, mais aussi un danger que ces fonctions soient confiés à des officiers de peu de valeur, uniquement attirés par le profit : « Il forma ainsi, écrit-il au sujet du ministre, des compagnies garde-côtes non seulement le long des deux mers, mais fort avant dans les terres par le moyen des bords des rivières, et mit tous ces pays en proie aux avanies et aux vexations de ceux qu’il pourvut de ces charges ». Gabriel Trevey de Charmail, ancien capitaine au régiment du Dauphin-infanterie, est d’une autre trempe, mais il n’en reste pas moins que la garde-côte, en temps de paix, est réduite à sa plus simple expression : on ne soumet les compagnies qu’à deux revues et exercices annuels, dans l’intervalle desquels on interdit formellement le port des fusils aux Médocains qui les composent, cela donnant lieu à de regrettables excès en matière de faits de chasse. Son fils Bertrand ne pourra pas lui succéder, mis en demeure par Maurepas, secrétaire d’Etat à la Marine, de choisir entre sa carrière dans la Marine Royale auquel il ne pouvait renoncer et la garde-côte qui l’astreint à résidence.

[3] Une sélection de documents provenant du musée du Verdus a été exposée dans la chapelle du Fort au cours de la conférence.

le ponton sur la Gironde
le corps de garde à la Porte Royale
la cour intérieure du site
pavage du corps de garde à la mer
le corps de garde à la mer

Second point, la présentation de la famille de Bergeron et de sa fulgurante ascension. Car ce qui nous importe dans le thème choisi cette année, c’est d’étudier d’où proviennent ces familles de « Guetteurs de Mer », quel fut leur destin ultérieur, en d’autres termes, d’examiner en quoi l’exercice de la charge de capitaine, lieutenant, ou major de la garde-côte vient s’inscrire dans un itinéraire global, à quel stade de l’évolution familiale il intervient, et en quoi il renforce le prestige du nom. Dans le cas des Bergeron (et nous faisions le lien avec la famille de Vignial, présentée à Loudenne en mai 2015 dans le cadre du cycle Portrait de châtelaines entre lande et estuaire), le fait d’avoir intégré au début du 17e siècle, pour Guillaume, fils d’un marchand de Lamarque, la clientèle du duc d’Epernon, reste le facteur déterminant. Après être devenu notaire, s’être allié à une famille de Saint-Laurent, les Vivey, qui débutent également à cette date une belle course aux honneurs, avoir conquis le statut de fermier de la baronnie de Castelnau et culminé en étant nommé juge de cette juridiction qui s’étend déjà d’ouest en est du Porge à Cussac, Guillaume meurt en laissant son fils Pierre recueillir les fruits de sa réussite. Pierre Bergeron, toujours placé sous la protection de la famille d’Epernon, hérite ainsi à 19 ans de la charge de son père. Son mariage au cœur des troubles de la Fronde avec Olive de Gaufreteau, filleule de Madame de Gourgues, alors maîtresse de l’actuel château Margaux, qui la dote et lui fera un legs supplémentaire par son testament, est une étape capitale. Cette introduction dans les hautes sphères est renforcée par l’achat d’une charge de secrétaire du roi conférant la noblesse héréditaire, et s’il entre par la suite en conflit avec le duc de Foix, héritier de la maison d’Epernon, ce qui le conduit à se démettre de ses fonctions de juge de Castelnau après 35 ans d’exercice, il s’est suffisamment affranchi des grands seigneurs dont sa famille était l’obligée pour ne pas en subir trop durement les conséquences. Cette percée extraordinaire dans la société bordelaise se devine également par certains comportements familiaux, comme le fait pour les époux de placer leurs deux plus jeunes filles dans des couvents réservés aux meilleures maisons : le Carmel pour Thérèse et l’ordre des Visitandines pour Françoise, en dépit, pour cette dernière, d’une vocation qui semble sujette à caution.

Cet éloignement définitif de Castelnau ramène les Bergeron sur leurs terres ancestrales de Lamarque, et c’est en 1720 que Pierre-François, l’arrière-petit-fils de Guillaume, épouse dans l’église de Cussac celle qui leur amènera par ricochet la maison noble de Lamothe, devenue le château Lamothe-Bergeron : Marie Martel, fille du commissaire général des saisies réelles François Martel et de Marie de Lauste, dame de Lamothe. Pierre-François constituait l’axe central de l’intervention, pour de nombreuses raisons : né en 1685, élevé en partie en Médoc, il a assisté dans sa jeunesse à l’édification du Fort-Médoc qui nous accueillait, et, premier membre de sa famille à effectuer ce choix, a engagé une carrière militaire, intégrant le régiment de Bonnelles. Capitaine de dragons, propriétaire sur les rives d’estuaire, il était tout désigné pour prendre la place laissée vacante par le décès de Gabriel Trevey de Charmail à la tête de la capitainerie de Lamarque : sa prestation de serment, retrouvée dans la partie non numérisée du fonds de l’Amirauté de Guyenne, inaugure en 1730 la mainmise durable du clan sur cette fonction, puisqu’il aura pour successeurs son fils Jacques jusqu’en 1770, puis son neveu, Jean de Bergeron. Pendant quelques temps, les Bergeron s’éloignent donc de Bordeaux, où plus aucune fonction ne les appelle. Jacques de Bergeron, en 1758, cherche ses alliances plus loin en épousant Jeanne Hèbre, fille du maire de Rochefort, dont nous avons découvert à titre d’anecdote l’amusante lettre mi-figue mi-raisin adressée à la mariée, l’informant des tracas de santé que l’annonce de cette union lui a procuré, mais qu’il bénit tout de même, non sans souligner qu’il ignore l’adresse de son futur gendre et ne peut donc lui adresser lui-même ses félicitations…

château Lamothe-Bergeron

château Lamothe-Bergeron

Enfin, troisième volet, un historique particulièrement précis de la maison noble de Lamothe à Cussac, vassale de la baronnie de Castelnau, tombée dans l’escarcelle des Bergeron en 1767 seulement. Les recherches menées en prévision de cette visite-conférence s’étaient en effet avérées fructueuses, et encore une fois, il s’agissait de rectifier le peu d’informations disponibles sur ce cru et ses détenteurs. On lit en effet sur le site internet du château Lamothe-Bergeron dans l’onglet Histoire : « C’est avec Jacques de Bergeron que l’histoire viticole de la propriété commence. Ce scientifique éclairé acquiert le domaine en 1773 ». Rien n’est plus faux : on retrace l’historique de la demeure et de ses maîtres depuis la fin du XVe siècle, juste avant que Nicolas de Lauste et son épouse Bonne de Cassanet, ancêtres directs des Bergeron, ne prennent possession de cette terre. A cette date, la propriété est donc loin d’être une acquisition récente, puisque la famille la tient par héritages successifs, via les ancêtres de Lauste et Martel, depuis près de 3 siècles. Au contraire, c’est bien la continuité qui est le fait le plus remarquable de l’histoire de Lamothe, sachant qu’Abdon d’Armana, qui fit édifier le château actuel sous le Second Empire, est encore l’époux de Caroline Le Quien de La Neufville, une nièce par alliance du dernier Bergeron. Le propriétaire de 1773 n’a donc rien d’un fondateur. Il y a d’ailleurs confusion entre deux membres d’une même famille, car le Bergeron qui s’avérera passionné par l’expérimentation et les méthodes culturales n’a alors que 13 ans ! Ce « scientifique », il ne s’agit pas de Jacques, fils du capitaine garde-côte Pierre-François et mort à Bordeaux en 1793, mais bien de son fils et successeur, François Jacques Marie de Bergeron (1760-1810), ultime représentant de la lignée. Il est juste de rappeler à ce propos que le goût de cet homme pour les sciences et spécialement l’agronomie est dans l’air du temps, pour une génération bercée, dans les milieux sociaux aisés, par les théories des physiocrates, l’esprit des Lumières, et le développement des techniques. A contrario, il serait faux de penser qu’il se soit réfugié dans son bien de campagne médocain, comme on a tendance à le dire, pour échapper aux vicissitudes du temps : il s’est tout bonnement retiré dans ses propriétés après la disparition, en 1790, du parlement de Bordeaux, où il siégeait depuis dix ans en tant que conseiller à la seconde des enquêtes[4] : mesure qui est avant tout une réforme de l’appareil judiciaire, et non pas une volonté de spoliation, surtout lorsqu’on sait que la valeur de ces charges a été remboursée à ses titulaires. Privé de la fonction qu’il y exerçait, Bergeron s’est entièrement consacré à ses terres, du revenu desquelles il vivait en « gentleman farmer » : c’est un parcours commun à de nombreux officiers des cours d’Ancien Régime, qui se sont reconvertis de la sorte, beaucoup par force, certains par goût, comme ce fut le cas pour François Jacques Marie. Enfin, s’il est exact, comme on le lit aussi, qu’il consacra des réflexions au greffage des vignes, particularité qui présente évidemment un intérêt pour une propriété qui a conservé au XXIe siècle son caractère viticole, restreindre le champ de ses investigations à cet aspect serait extrêmement réducteur. Comme nous avons pu le découvrir dans la conclusion de la conférence, le châtelain de Lamothe, correspondant de nombreuses sociétés et de plusieurs journaux scientifiques, multiplia les essais dans bien des domaines et communiqua sur de très nombreux aspects infiniment plus variés : de la lutte contre les nuisibles aux essais de naturalisation de certaines essences d’arbres, de l’étude des prairies artificielles à ses voyages d’études scientifiques à Montpellier dont il ramena la recette de la liqueur de noix (il n’avait donc pas un amour exclusif pour le vin !), des mœurs des habitants du Médoc à l’introduction de nouvelles variétés de bestiaux, il rédigea un très grand nombre d’écrits qui méritent amplement de le faire figurer au Dictionnaire de Biographies actuellement piloté par la SAHM.

[4] Voir dans la rubrique « Pages d’archives » l’article d’A2PL Le tableau des chambres du parlement.

De Lauste, Martel ou Bergeron, ils furent tous particulièrement attentifs à la conservation des droits qui dépendaient de Lamothe, perçus jusqu’à Listrac aux villages de Donissan et du Tris. Jacques de Bergeron (le vrai, celui-ci, le père de l’agronome) n’hésite pas à engager des procès, y compris contre ses lointains cousins Brassier, barons de Lamarque et de Beychevelle, qui lui contestent à Cussac les riches prairies des Esparbeys : ce conflit déboucha sur ce que l’on appelle un « combat de fief », à grands coups de production de chartes tirées de leurs coffres respectifs en vue d’établir chacun la haute antiquité de leur pouvoir sur les lieux. Attentifs également à maintenir dans leur patrimoine certains outils de production fondamentaux pour l’économie locale, comme le moulin de Beyron, édifié sur une lande par Nicolas de Lauste en vertu d’une autorisation accordée très précisément par Gaston de Foix en 1518. Quant au destin viticole de la propriété, que l’on fait débuter en 1773, il serait aberrant de penser qu’il soit si tardif, et de fait, il est attesté bien avant l’entrée en jouissance des Bergeron. La découverte de la correspondance de François Martel, aïeul maternel de Jacques de Bergeron, échangée en pleine guerre de Succession d’Espagne avec son homme d’affaires, le Père d’Anglade, par ailleurs aumônier du Fort-Médoc (nous l’avons déjà évoqué), suffit à attester qu’à l’instar de tous les vignobles de la région, la plantation et la production battent leur plein dès le Grand Siècle. L’équipement du chai et du cuvier décrit dans l’inventaire après décès de Gilles de Lauste, mort à Lamothe en 1680, le démontre également. Lorsque d’Anglade écrit à Martel qu’il a fait installer sur une parcelle 764 barbots (nom donné aux jeunes plants de vigne), le doute n’est plus possible : Lamothe n’a pas échappé à la « fureur de planter ». On peut donc certifier que François Martel, veuf de Marie de Lauste, apporta grand soin à veiller sur le bien de ses enfants, puisque Lamothe revient de droit à son fils Jacques et à sa fille Marie, encore très jeunes[5]. Il était juste également de rendre hommage à la personnalité de son épouse défunte, qui prit son destin en main à l’âge de 13 ans après le décès de son père Gilles, se substitua à ses deux demi-frères dont l’un mourut à 22 ans et l’autre, le prieur d’Uch, entra dans les ordres, et enfin n’hésita pas, restée veuve à 30 ans, à proposer le mariage à Martel, acquéreur d’un autre fief des de Lauste, la maison noble des Sersins, afin de réunifier son patrimoine. Comme dans toutes les dynasties familiales, les figures ne manquent pas, et toutes les maisons nobles du pays, à commencer, à Cussac, par Lanessan et Bernones, ont une histoire à faire resurgir.

La mort prématurée de François Jacques Marie de Bergeron, survenue à Bordeaux le 1er août 1810 dans sa 50e année, sonna le glas de cette dynastie du Sud-Médoc. La branche cadette, implantée à Saint-Julien-Beychevelle, s’était elle-même éteinte en 1805 avec Charles de Bergeron, qui avait préalablement vendu au négociant Bertrand Ducru, en 1797, son domaine de Maucaillou (devenu Ducru-Beaucaillou). Après 200 ans ininterrompus et 6 générations dont le rôle et le prestige marquèrent le Médoc à différents titres, la saga s’interrompt. Les Bergeron font partie de ces familles retombées dans l’oubli, mais dont le cheminement s’inscrit dans une histoire globale du territoire, accompagne ses péripéties, témoigne de certaines heures.

[5] Ce n’est qu’en 1767, au décès de leur oncle Martel, resté célibataire, que Jacques de Bergeron et sa sœur héritèrent de Lamothe, dont ils étaient depuis leur naissance les héritiers présomptifs : Jacques transigea rapidement pour en demeurer le seul propriétaire.

Ainsi que concluaient doublement le conférencier et M. le Maire de Cussac dans son allocution finale, des recherches considérables restent à mener sur bien des sujets et sur toutes les périodes : à la lumière de l’expérience du groupe constitué au sein d’A2PL, nous pouvons seulement témoigner qu’elles exigent beaucoup de compétences et de précision, et surtout, un profond respect des archives, publiques comme privées, trop souvent malmenées, égarées ou confinées. Avec La Splendeur des Bergeron, nous avons tenté d’être fidèles à notre objectif : dévoiler des pans d’histoire inédits, et en faire subsister une trace par cette publication virtuelle.

Le soir, un buffet raffiné, préparé par O’Délices du Médoc[6], était accompagné d’une dégustation des millésimes 2007 et 2012 de Lamothe-Bergeron, où nous avons pu découvrir du cuvier au chai les animations dues à la technique du mapping vidéo.

Rendez-vous prochainement pour la seconde visite-conférence du cycle !

[6] Pour tous ceux qui ont apprécié les verrines et macarons que nous avons dégustés : www.odelicesdumedoc.com.

O’Délices du Médoc