QUAND L’OMBRIÈRE ESSAIMAIT EN MÉDOC
C’est la dernière acquisition réalisée en 2015 par A2PL, et c’est une pièce rare. Nous ne nous sommes positionnés sur cette vente en ligne qu’après avoir laissé, pendant plusieurs mois, la priorité aux institutions, qui n’ont pas pris la main. Actuellement en cours de restauration à Bordeaux par les soins de l’Atelier du Patrimoine, opération financée grâce aux crédits octroyés par le ministère de la culture au titre de la réserve parlementaire de Mme la députée Pascale Got, cette pièce, salie, froissée et déchirée, sera dévoilée lors de l’Assemblée générale 2016.
Si ce type de pièce est relativement connu des spécialistes, nous avons voulu le faire découvrir à un public plus large en démontrant tout l’intérêt qui est le sien. Nous avons spécialement fait appel, pour cet article, au conseiller scientifique de notre association, pour sa connaissance exhaustive du fonds du parlement de Bordeaux dont il a piloté le pré-classement et le transfert lors de l’aménagement des nouvelles Archives départementales en 2011, alors qu’il constituait depuis des décennies, dans l’ancien Hôtel des Archives de la rue d’Aviau, un semi-vrac.
Une rentrée annuelle à l’été de la Saint-Martin
Chaque année avant d’effectuer sa rentrée, qui a lieu au mois de novembre autour de la Saint-Martin (11 novembre), était publiée sous forme de placard, c’est-à-dire d’affiche que l’on placardait, la composition des chambres du parlement de Bordeaux : l’une des deux cours souveraines de la province de Guyenne[1], et sommet de la pyramide judiciaire jusqu’à sa disparition en 1790. Ces documents, dont la portée était donc utilitaire et ponctuelle, ont été mal conservés et ne se rencontrent donc pas fréquemment. Aux Archives départementales de la Gironde, le fonds du parlement lui-même n’en contient paradoxalement que très peu. Un ou deux, entrés par achat, figurent parmi les archives privées. Hormis le tableau, exceptionnellement préservé, de l’année 1644/1645, on n’en connaît aucun avant l’année 1720/1721, la liste étant déjà, en quinze ans, largement renouvelée par rapport à celui-ci. Tout cela est loin de constituer une collection complète. Naturellement, ces tableaux ne forment pas l’unique source permettant de cerner la carrière des officiers qu’ils énumèrent : mais ils n’en sont pas moins précieux, d’abord parce qu’ils offrent un instantané à une date donnée, et surtout, parce qu’ils déclinent la composition de la chambre criminelle, perpétuellement modifiée comme nous allons l’expliquer plus loin. Au demeurant, la reconstitution du détail de ces carrières, passé la réception de l’officier aisée à consulter, demeure un solide exercice d’historien, qu’il est actuellement très délicat de mener : d’une part en raison de l’état du classement du fonds, dont l’achèvement, compte tenu de son importance matérielle, est une entreprise colossale exigeant de surcroît des compétences spécifiques ; d’autre part, corollaire logique, parce qu’aucun instrument de recherche, même provisoire, ne peut être mis à disposition du chercheur. C’est infiniment dommage pour un fonds aussi riche (bien qu’amoindri par des drames tels que l’incendie du Palais en 1704), intéressant une dizaine de départements du Grand Sud-Ouest, aussi captivant pour la connaissance de l’histoire régionale aux 17e et 18e siècles que pour l’histoire judiciaire.
En quoi cette liste officielle intéresse-t-elle le pays landescot, ou plus largement le Médoc ? Tout simplement par le fait que nombre de membres du parlement, en ce début de 18e siècle, y ont déjà accaparé de nombreux fiefs dont la possession assoit leur prestige, renforce leur entrée dans l’ordre de la noblesse, et leur octroie d’abondants revenus seigneuriaux. Nous relevons en effet la présence de plusieurs personnages, détenteurs en Sud-Médoc de baronnies et de maisons nobles : cela traduit le fait que la robe[2], dès le 17e siècle, s’empare progressivement des fiefs, qui ne constituent rien d’autre qu’un vaste marché. Par là-même, nous insistons sur un point qu’il est essentiel de comprendre : avant 1789, les seigneurs locaux sont la plupart du temps extérieurs aux communautés d’habitants placées sous leur puissance. Ils n’ont plus rien de l’aimable chevalier ou du nobliau présent en son château, assistant chaque dimanche à la messe dans l’église du village parmi ses paysans et dont l’épouse distribue gracieusement les aumônes : il faut se garder de confondre allègrement tous les modèles historiques, de l’imagerie médiévale au paternalisme qu’adopteront les propriétaires terriens au XIXe siècle. Le XVIIIe, en milieu rural, bien loin des salons littéraires où s’exerce l’esprit des Lumières qui n’améliore d’ailleurs concrètement la condition de personne, c’est tout autre chose : l’absentéisme et la rapacité des barons par personnel interposé le caractérisent. De nombreuses paroisses, en Médoc comme ailleurs, relèvent de puissants parlementaires qui paradent à Bordeaux, mais que l’on connaît à peine. De ce point de vue, la disparité des évènements qui survinrent à partir de 1789 s’avère étroitement liée au mode de gestion précédemment mis en œuvre par chacun de ces seigneurs. Et les beaux esprits qui philosophent tout au long du siècle dans les couloirs de l’Ombrière ont parfois, quand il s’agit de leurs terres, des comportements en complet désaccord avec leurs idées avancées…
[1] Ce nom de cours souveraines, qui s’applique à la cour des aides et finances et au parlement, vient du fait que l’une et l’autre sont de hautes juridictions jugeant en appel et dont les arrêts ne sont pas susceptibles de recours : elles jugent donc « souverainement ».
[2] On désigne par l’expression « noblesse de robe » par opposition aux nobles d’extraction, pour se restreindre au cas général, l’ensemble des familles dont un membre avait acquis à titre onéreux une charge conférant la noblesse héréditaire.
La « cour de parlement » : une machinerie bien huilée
Le parlement est resté plus connu pour son rôle politique, notamment dans la Fronde, avec son droit de remontrance et l’image d’Epinal du « lit de justice » où le roi en personne vient le mettre au pas, que pour ce qu’il est principalement : une cour de justice, groupant près de 120 charges, les dernières ayant été créées en 1690. Le présent tableau restitue parfaitement la hiérarchie interne de l’institution, fondée, à Bordeaux, en 1462, et dont le ressort s’étend à l’est jusqu’à la Corrèze. A cette période, il compte 5 chambres : les Requêtes, deux chambres des Enquêtes, la Tournelle, et la Grand’Chambre, dont les membres sont tous titulaires d’offices qui entrent dans leur patrimoine au même titre qu’un bien immeuble, mais dans lesquels il n’est possible de se faire recevoir que sur lettres patentes expédiées par la chancellerie royale : ce sont les « provisions », le demandeur étant « pourvu » par Sa Majesté. Disons un mot du Premier Président, qui apparaît en tête : c’est la seule fonction qui ne procède pas de l’acquisition d’une charge, car son titulaire est nommé directement par le roi. En cette année 1705-1706, il s’agit d’un magistrat de 37 ans, l’ancien avocat général Romain Dalon (1668-1750), dont le père était déjà premier président du parlement de Navarre. Il n’a aucune assise foncière en Médoc : sa demeure de campagne, où il mourra le 16 février 1750, c’est la maison noble de Faugas, à Gabarnac, près de Cadillac. Notons cependant qu’en premières noces, il est veuf d’Anne Marie Duval, dont la sœur Angélique a épousé Martial de Verthamon : leur petit-fils, qui n’est pas encore né, deviendra par mariage baron de Lacanau. Cela permet de souligner l’une des constantes de l’étude des dynasties de parlementaires : l’imbrication des parentés. Le Palais est une véritable réunion de famille, au point qu’il est rare qu’un jeune conseiller soit reçu sans devoir obtenir au préalable une dispense, conformément aux édits royaux qui, d’une manière de plus en plus théorique au fil du temps, prohibent cette situation.
En premier lieu, on présente la Grand’Chambre où siègent exactement 20 conseillers, qui y accèdent par ancienneté au fur et à mesure des décès et des démissions. On attend en effet patiemment, une fois engagé dans la carrière, de « monter en Grand’Chambre », et en moyenne, les jeunes officiers doivent attendre quinze à vingt ans, sinon davantage, pour y parvenir. La Grand’Chambre, qui se réserve les causes les plus importantes et les plus sensibles, peut ainsi compter sur l’expérience acquise. Elle réunit aussi les fameux « présidents à mortier »[1], une charge éminente, indépendante de toute promotion à l’ancienneté car elle s’acquiert directement, moyennant un coût beaucoup plus élevé qu’une charge de conseiller. C’est le grand paradoxe de l’institution, qui soumet la plupart de ses membres à une longue et patiente attente, tout en ouvrant l’accès aux fonctions supérieures à de jeunes gens totalement dépourvus d’expérience, dès lors que le pouvoir de l’argent et la puissance de leur clan les met en orbite. Ces présidents à mortiers sont seulement au nombre de 9, le plus ancien en réception portant le titre de « second président » : c’est à ce poste qu’accédera en 1707 Jean-Baptiste de Secondat, l’oncle de Montesquieu, qui avait épousé en son jeune temps Marguerite de Caupos, fille du baron de Lacanau, morte prématurément en 1673. Dans le tableau de 1705-1706, il est encore précédé par Sarran de Lalanne : un neveu de Marguerite de Lalanne, veuve de Pierre d’Essenault, que nous avons évoquée en avril 2015 au château d’Issan dans le cadre du cycle de visites-conférences Portraits de châtelaines entre lande et estuaire.
[1] Le mortier est une toque, un bonnet servant de couvre-chef à ces magistrats.
Un détail du document, au plus près de la typographie employée par Simon Boé : on y voit « fossés » orthographié « fossez », le Cubzaguais « Cuzagués », et comme souvent, le « s » minuscule du prénom Joseph ou du nom « Volusan » affecte la forme d’un « f ». Comme tous les mots contractés ensuite par un accent circonflexe, « enquête » s’écrit alors « enquestes ».
La deuxième colonne présente la Tournelle. C’est la chambre criminelle du parlement, dont les membres ne sont pas fixes : chaque année, afin que toute collusion soit évitée, sa composition est entièrement renouvelée, par ponction dans les autres chambres : elle est formée de deux présidents à mortier « empruntés » à la Grand’Chambre et de 20 conseillers, appelés équitablement des deux chambres des Enquêtes. Ces deux dernières chambres, où sont affectés dès leur réception les jeunes conseillers qui y font leurs armes, figurent dans le tableau à la suite de la Tournelle : il y a la « Première des Enquêtes » et la « Seconde des Enquêtes », chacune étant constituée de deux présidents (charges spécifiques, sans relation avec celle de président à mortier) et d’une vingtaine de conseillers. Pour l’anecdote, on distingue le « conseiller lai » du « conseiller clerc », car quelques charges sont en principe réservées à des jeunes gens engagés sur la voie des ordres sacrés, mais qu’occupent parfois par dérogation de purs laïcs… Après l’inscription au tableau, du jour de sa réception solennelle, on y progresse au fur et à mesure des départs qui s’effectuent par décès, démission (y compris pour aller exercer une charge supérieure acquise pour « brûler les étapes »), ou passage en Grand’Chambre : à chaque place qui se libère dans celle-ci, on appelle le « doyen des enquêtes », c’est-à-dire le conseiller, qu’il siège dans la Première ou la Seconde, dont le rang par date de réception est le plus ancien. Comme on le voit, la mécanique est minutieusement réglée et ne laisse place à aucune fantaisie. Les rouages du parlement sont aussi bien conçus qu’un mouvement d’horlogerie, ses membres s’y bousculant comme des dominos puisque la moindre modification s’accompagne d’une sorte de rééquilibrage global.
Le tableau se poursuit avec la chambre des Requêtes. Elle a un statut particulier, et ses conseillers portent d’ailleurs le titre précis de « commissaires aux requêtes du Palais » : ils connaissent de causes précises, celles des justiciables nantis d’un privilège qui les exemptent d’un degré de juridiction inférieur. Les querelles de préséance entre ces Messieurs des requêtes, généralement méprisés par les autres chambres, et les autres officiers sont continuelles, et ils ne forment d’ailleurs qu’un groupe des plus restreints. Après eux, le tableau se termine avec les « Gens du roy » : c’est le parquet, avec un procureur général, un avocat général au civil et un autre au criminel, et les greffiers en chef. Plus bas, s’égrène la liste des 90 procureurs (en réalité, 87 seulement sont pourvus à ce moment-là) : ce corps, qui sera remplacé après la Révolution par les avoués, forme l’un des principaux maillons de la chaîne juridiciaire sous l’Ancien Régime. Ils représentent les parties dans tous les actes de procédure (l’avocat n’intervenant que pour les plaidoiries). Ce sont des « praticiens », des connaisseurs du droit, auquel on impute souvent de « chicaner », c’est-à-dire de compliquer à l’envi les procédures, allant fréquemment jusqu’à oublier de prendre l’avis de leurs clients. Enfin, à droite du tableau, le chapelet des fêtes « que la souveraine cour de parlement solemnise », c’est-à-dire auxquelles ses membres assistent en corps, revêtus du costume d’apparat, disputant la tête des processions aux jurats de la ville. Des fêtes nombreuses : il y en a 50 ! Terminons avec l’imprimeur, dont le nom apparaît sur le bord inférieur du feuillet : il s’agit de Simon Boé, héritier de la dynastie Millanges (un nom indissociable de l’édition originale des Essais de Michel de Montaigne), qui mourra trois ans plus tard, en 1708. Ce tableau est donc le seul que l’on connaisse à être sorti de ses presses, situées dans le quartier des imprimeurs et des libraires, rue Saint-James à Bordeaux.
Nous pouvons maintenant partir à la rencontre de quelques-uns des membres du parlement mentionnés sur ce document touchant à l’histoire du Médoc, qu’il s’agisse du pays landescot ou des proches vignobles
GUILLAUME JOSEPH DE MONS
Baron de la Tour. Conseiller, reçu en 1681, siège en Grand’Chambre, au 14e rang. Adresse à Bordeaux : rue Judaïque (= il s’agit de la rue Judaïque dite « en ville », actuelle rue de Cheverus).
Pérennisé par l’actuel château La Tour de Mons, cru bourgeois de Margaux, le fief de la famille de Mons en Médoc est bicéphale, puisqu’il rassemble les deux seigneuries de Soussans et de Bessan, dont on retrace l’historique jusqu’au XIIIe siècle : Bessan, dont le donjon, situé à l’intérieur des terres en direction d’Avensan, constitue en Médoc l’un des plus remarquables vestiges de l’époque médiévale. En 1705, Madame de Mons, née Marie Catherine d’Essenault, est une parente du baron de Castelnau. Guillaume Joseph mourra sur ses terres sept ans plus tard, au début du mois de janvier 1713. Par la suite, en 1740, leur petite-fille et héritière épousera le fils de Montesquieu, Jean-Baptiste de Secondat. La Tour fut malheureusement ravagée par un incendie à la fin du XIXe siècle.
Jean Marc de CAUPOS
Vicomte de Biscarrosse et de Castillon, baron de Lacanau, seigneur de la prévôté de Born. Conseiller, reçu en 1681, siège en Grand’Chambre, au 16e rang. Adresse à Bordeaux : à la place de Puypaulin.
Connu de tous ceux qui ont assisté au château Loudenne, le 30 mai 2015, à la conférence Madeleine de Vignial, la délaissée, consacrée à l’épouse de Caupos et aux relations conflictuelles de ce couple, Jean Marc de Caupos (1657-1717), né deux ans avant que son père, issu d’une lignée de bourgeois testerins, n’acquière la baronnie de Lacanau du duc d’Epernon, est entré au parlement en 1681. Vingt-cinq ans plus tard, monté en Grand’Chambre, il s’apprête à quitter l’institution, à laquelle il ne s’est d’ailleurs que très médiocrement consacré. Dès le printemps 1706, il vend sa charge à la famille de Marans. C’est donc la dernière apparition du baron de Lacanau sur le tableau des chambres. Mais dès 1709, son fils Jean-Baptiste y réinscrira la famille, ayant racheté un office vacant à la famille de Brivazac, pour siéger cette fois au parlement pendant 47 ans. On pourra se reporter dans la rubrique Archives au compte-rendu de la visite-conférence organisée par A2PL le 30 mai 2015.
Pierre MICHEL DUPLESSY
Conseiller, reçu en 1693, siège à la Seconde des Enquêtes, au 10e rang. Adresse à Bordeaux : à la place Saint-Projet.
Son nom nous permet de rectifier une erreur abondamment reprise au sujet du château Duplessis, à Moulis, dont on lit qu’il prit son nom du maréchal de Richelieu dont il fut le relais de chasse et, bien entendu, la garçonnière. Rien n’est plus faux, car ce fief, qui porte alors le nom de Terrefort, tire bien son nom de la famille que nous présentons ici, et dont Duplessy n’est d’ailleurs qu’un surnom puisque leur nom patronymique est Michel. Pierre Michel dit Duplessy (alias Duplessy-Michel) est le fils de Pierre Michel, ingénieur du roi, qui contribua à l’édification de plusieurs grands monuments bordelais, depuis le Château-Trompette jusqu’à l’église Notre-Dame : son buste en marbre sculpté par Lemoyne appartient aux collections du Musée des Beaux-Arts de Bordeaux. Nous sommes bien loin de la famille du cardinal ! Un jour, pour des raisons d’ordre commercial, un propriétaire du cru eut l’idée d’inventer cette fable : comme toutes les erreurs historiques, elle persiste. Quant à Pierre Duplessy, il ne montera pas en Grand’Chambre : il meurt prématurément en 1708. Son fils Claude épousera en 1724, en présence de l’intendant Boucher, Jeanne Marie Françoise Chazot, fille du receveur général des fermes en Guyenne : il s’agit de la célèbre Madame Duplessis, femme de lettres, amie de nombreux parlementaires et académiciens bordelais, qui mourut à Bordeaux en 1782.
Jean Pierre d’ABADIE
Baron d’Ambleville et de Cubzaguais. Président à la Seconde des Enquêtes. Adresse à Bordeaux : sur les fossés du Chapeau Rouge.
Jean Pierre d’Abadie (et non « de Labadie » comme on l’écrit souvent à tort), est né de l’union d’un conseiller au siège présidial de Guyenne (juridiction inférieure au parlement) et d’Elisabeth Vivey, dont la famille provient de Saint-Laurent-de-Médoc. Conseiller au parlement dès 1674, il interrompt ensuite sa carrière pour acquérir une seconde charge, celle de président aux Enquêtes. En Médoc, Abadie est l’un des grands gagnants de la liquidation de l’héritage des ducs d’Epernon : il acquiert en 1692 la terre de Lamarque et de Saussac (son prolongement dans Saint-Laurent), puis, en 1701, celle de Beychevelle. Seigneur du Cubzaguais, il possède encore la terre d’Ambleville, en Charente. Il meurt en novembre 1717, laissant pour lui succéder le fils de sa sœur Suzanne, Etienne François de Brassier (1678-1740), qui entre lui aussi au parlement en 1718 et épouse en secondes noces en 1726 Marianne de Lalanne, petite-fille de Sarran de Lalanne, marquis d’Uzeste, second président en 1705. Notons encore que sa nièce à la mode de Bretagne (c’est-à-dire la fille de son cousin germain), Marianne d’Abadie, a épousé en 1700 Guy de Donissan, marquis de Citran : elle est l’aïeule de la célèbre marquise de La Rochejaquelein, héroïne royaliste des guerres de Vendée. Pas un seigneur qui ne soit allié, à un degré quelconque, au seigneur voisin !
JACQUES DE POMIÈS
Baron d’Agassac. Président à la Première des Enquêtes. Adresse à Bordeaux : rue d’Arnaumicau (= rue Arnaud Miqueu).
Nous nous écartons en direction de l’est, mais comment ne pas évoquer cette famille, qui posséda le fief d’Agassac ? Titulaire d’un office de conseiller-clerc bien que n’étant pas engagé dans la carrière ecclésiastique (léger obstacle qu’une dispense en bonne et due forme permettait aisément de franchir), il mourra doyen du parlement à la Noël 1713. Et comme tous les officiers, non content de voisiner, apprécient de cousiner, notons que la petite-fille de Jacques, Jeanne Thérèse de Pomiès, épousera en 1746 Armand de Brassier, l’héritier de Beychevelle.
JEAN DESNANOTS
Conseiller, reçu en 1673, siège en Grand’Chambre, au 6e rang. Adresse à Bordeaux : rue des Faussets.
Fils de l’avocat Simon Desnanots, devenu en 1662 lieutenant général en l’Amirauté de Guyenne, Jean Desnanots a acquis en 1686 la maison noble de Carnet, à Saint-Laurent, avant de succéder à son père dans cette charge. Il mourra en 1711 sans avoir pu atteindre la place de doyen ni de sous-doyen, son ascension ayant été stoppée par la longévité d’un trio de respectables vieillards : André d’Andraut, Alexandre de Rabar et Jean Joseph de Marans, qui le devançaient déjà en 1705. Les Desnanots, pourtant contemporains du grand essor des vignobles médocains, font partie des oubliés de l’histoire de Carnet. C’est bien dommage, car il est toujours intéressant de mettre en valeur, au sein d’un domaine, ceux qui ne sont pas passés à la postérité, alors qu’ils le constituèrent ou le développèrent. Jean Desnanots aurait-il le malheur d’être moins « bankable » que d’autres ?
JEAN-BAPTISTE JOSEPH LE BLANC
Seigneur de Mauvezin. Conseiller, reçu en 1696, siège à la Tournelle. Adresse à Bordeaux : près le Collège des Lois (= actuelle rue Porte-Basse).
Propriétaire de la maison noble de Mauvesin alias Mauvezin, située à Moulis, il a épousé Christine Angélique de la Chabane, qui appartient elle aussi à une grande famille de parlementaires bordelais, dont l’hôtel se trouve rue du Grand Cancéra : dans le tableau, son père, André Louis de la Chabane, siège en Grand’Chambre, et son frère, Jean Antoine, a été reçu conseiller à la 1ère des Enquêtes. Nous pouvons constater que Jean-Baptiste Joseph, né en 1676, a été admis très jeune, avec dispense, et en cette année 1705, encore jeune conseiller, il expérimente la chambre criminelle. Sa fille, Marie Françoise Le Blanc de Mauvesin (1703-1784), alors âgée de 2 ans, épousera en 1731 Pierre de Montalier de Grissac : nous les avons présentés en mai 2014, dans leur demeure de Castelnau, au château de l’Isle. Monté en Grand’Chambre en 1714, Jean-Baptiste Joseph Le Blanc mourra doyen en 1763, âgé de 87 ans, dont 67 passés au parlement : un record absolu. Toute la cour assista à ses funérailles solennelles dans l’église des Augustins. Quant au domaine ancestral, il se transmet en ligne directe jusqu’en 1885, date du décès de Lodoïs Le Blanc de Mauvesin, qui édifia le château actuel et fut également propriétaire du célèbre Roquetaillade, où se trouve son portrait.
FRANCOIS JOSEPH D’ALESME
Seigneur de Saint-Pierre de Limeuil. Conseiller, reçu en 1704, siège à la Première des Enquêtes, au 22e et dernier rang. Adresse à Bordeaux : rue Saint-Rémy.
Né en 1680, il est en 1705 le benjamin de la cour (le prochain conseiller admis sera en 1706 François de Labat de Savignac, auteur du désormais célèbre Mémorial). Fils de César d’Alesme, le garde des sceaux du parlement assassiné en 1690, il est seigneur du Pian, et possède également les terres de Limeuil, en Périgord, et d’Escassefort, en Agenais. Il est aussi le neveu de l’abbé d’Alesme, principal du collège de Guyenne. Sa sœur aînée, Anne d’Alesme (1678-1760), est l’épouse d’Antoine d’Essenault, et sera la mère du dernier marquis de Castelnau, Léonard Antoine d’Essenault, décédé en 1749. Elle lui succédera alors, conjointement avec sa fille Armande, et poursuivra avec méthode, en dépit de son âge avancé, l’œuvre qu’il avait entamé pour inventorier et raffermir ses droits sur le Haut-Médoc. Quant au fils de François Joseph, il deviendra ministre plénipotentiaire auprès de l’électeur palatin, et a laissé son nom, à Margaux, au château Marquis d’Alesme.
JEAN DE CONSTANTIN
Seigneur de Romefort et de Cerveau. Conseiller, reçu en 1681, siège à la Tournelle. Adresse à Bordeaux : au Chapelet.
Encore un parlementaire que nous avons mis en lumière lors du cycle de conférences Portraits de châtelaines entre lande et estuaire, à travers l’itinéraire de sa seconde épouse, Marianne de Verthamon. Grand seigneur en Saintonge où se situe son château de Romefort, il est depuis 1698 propriétaire de la terre du Castéra, à Saint-Germain-d’Esteuil, acquise par décret (c’est-à-dire à l’issue d’une vente judiciaire). Grand homme de lois, bibliophile raffiné (ses livres seront malheureusement dispersés en 1901), il mourut en 1737 à l’âge de 80 ans, laissant le Castéra à sa veuve, Marianne, celle que nous avons appelé « la fondatrice » car en succédant à son époux tout en préparant l’avenir de son neveu, elle imposa pour plus de 150 ans la présence du clan Verthamon en Médoc. Nous constatons qu’en 1705, son père, Martial de Verthamon, baron de Chalucet, est le doyen de la 1ère des Enquêtes, mais il ne possède encore aucun bien dans la presqu’île. On pourra se reporter dans la rubrique Archives au compte-rendu de la visite-conférence organisée par A2PL le 7 mars 2015.
BARTHÉLEMY DE BASTEROT
Conseiller, reçu en 1704, siège à la Seconde des Enquêtes, au 21e rang. Adresse à Bordeaux : sur les fossés du Chapeau Rouge, près le Chapelet.
Nous avons également parlé des Basterot, proches des Vignial et des Caupos, lors de notre journée à Loudenne en mai 2015, puisque l’un des jeunes frères de Barthélemy fut abbé de l’Isle de 1718 à 1759. Cette famille, à travers différentes branches, étendit très largement ses possessions en Médoc, surtout autour de Lesparre, mais on oublie qu’elle possède des racines profondes à la frontière landescote. La mère de Barthélemy et de l’abbé était en effet Marguerite Vivey, fille d’un notaire de Saint-Laurent, dont l’union avec Gabriel Basterot fut célébrée en 1675 dans un lieu bien particulier, aujourd’hui disparu : la chapelle du village de Marcillan, propriété de l’ordre de Malte. Marguerite est cousine de Jean Pierre d’Abadie, le président aux Enquêtes. Toutes les dynasties s’entrecroisent, car l’arrière-petite-fille de Barthélemy, Hermine de Ségur (1781-1855), épousera Cyprien de Verthamon, arrière-petit-fils de Marc de Caupos et de Madeleine de Vignial, et les Basterot hériteront encore d’un autre parlementaire figurant au tableau : Denis Joseph de Mullet, président, comme Abadie, en la Seconde des enquêtes.
ALAIN JOSEPH DE FAYET
Conseiller, reçu en 1693, siège à Première des Enquêtes, au 7e rang. Adresse à Bordeaux : rue Judaïque (= il s’agit de la rue Judaïque dite « en ville », actuelle rue de Cheverus).
Nous avons mentionné les Fayet dans l’article paru en 2015 sur notre site, L’histoire oubliée du château de Bernos. C’est en effet Pierre Mathieu de Fayet, le père d’Alain, qui a acquis la maison noble de Bernos, à Saint-Laurent, et c’est lui qui la revendra en 1711 au négociant Jean Delage. L’hôtel de la rue Judaïque qu’il occupe en 1705 vient de sa femme, Marie Dusault, fille de l’avocat général, qu’il a épousée en 1698. Il se situait déjà à l’emplacement de celui de son gendre, Jean-Baptiste Lecomte de Latresne, siège de la Petite Gironde puis du Journal Sud-Ouest. Les Fayet portent D’azur à une face d’or remplie de sable chargée d’une coquille d’argent accostée de deux étoiles d’or, la face accompagnée en chef d’un lévrier courant d’argent accolé de gueules bordé et bouclé d’or et de trois losanges de même rangés en pointe. Cette description, issue du Cabinet des Titres, est conforme au dessin de l’écu si l’on excepte « accolé de gueules », qui désignerait un collier rouge, et non d’or.
ANTOINE DE MONTJON
Sieur de Château-Gaillard. Conseiller, reçu en août 1683, siège en Grand’Chambre, au 20e et dernier rang. Adresse à Bordeaux : rue des Trois Conils.
Il ne s’agit pas du célébrissime Château-Gaillard, la forteresse normande de Richard Cœur-de-Lion, théâtre, sous la plume de Maurice Druon, de l’intrigue de La Reine Etranglée, mais du fief du même nom situé près de Saint-Junien, en Limousin, dont les Montjon sont originaires. Antoine a succédé dans sa charge à son oncle Jean, décédé en 1680. Une autre branche de la famille, installée celle-ci en Poitou, est entrée à la même époque en possession de la maison noble de l’Isle, à Castelnau : Jacques de Montjon l’a reçue à titre d’engagement en 1679, prenant ainsi pied dans le Médoc. Lors de la confection du tableau en 1705, on peut constater qu’Antoine est le plus récent doyen des enquêtes monté en Grand’Chambre, 22 ans après sa réception. Il cessera ses fonctions dix ans plus tard, et mourra en 1726 en Limousin, où il est enterré dans la collégiale de Saint-Junien. En Guyenne, les Montjon, après le décès de Jacques mort à Poitiers en 1718, conserveront l’Isle jusqu’au milieu du XVIIIe siècle.
ALEXANDRE DE GASCQ
Baron de Portets. Conseiller, reçu en 1663, siège à la Tournelle. Adresse à Bordeaux : rue du Pas Saint-Georges.
Il n’est autre que le frère d’Etienne de Gascq, nommé curé de Lacanau en 1662, dont nous avons parlé le 28 novembre 2015 dans le cadre de la conférence Saint-Vincent, l’église des Marais, et qui abandonna le sacerdoce au profit d’une carrière d’abbé de cour. Leur cousin germain, Pierre de Gascq, mort en 1698, était quant à lui baron de Sémignan à Saint-Laurent et de la maison noble de Sainte-Gemme, sur le territoire de Cussac : une branche qui ne laissa pas de descendance, non seulement en raison de la mort du fils unique de Pierre, Blaise de Gascq, mais aussi parce qu’il vivait séparé de sa femme, Marguerite Vandame, l’une des « dames de Loudenne » qu’elle acheta en 1706. Quant à Alexandre de Gascq, il mourra en 1710. Une autre branche de la famille va s’installer en Médoc, recueillant par mariage le fief de Léoville, à Saint-Julien : si le superbe lion sculpté qui surplombe le portail du vignoble de Léoville-Lascases leur est postérieur, il symbolise tout de même la puissance de cette famille tentaculaire en Médoc, qui posséda encore l’actuel château Palmer à Cantenac, et le château Lamothe-Cissac.
Fabien Bourgade et les autres
Nous ne saurions, dans le cadre d’un tel article, prétendre à l’exhaustivité sans étourdir le lecteur, car bien d’autres parlementaires, en 1705, portent des noms qui marquent l’histoire du Médoc ou du proche pays de Buch : Pierre de Pichard, baron de Saucats, grand-oncle du dernier baron de Latour à Pauillac ; Gabriel de Raymond, seigneur de Sallegourde, qui deviendra plus tard baron de Lège ; François de Cursol, baron du Taillan ; Jacques de Pichon, une famille qui s’impose de Saint-Seurin-de-Cadourne jusqu’à Parempuyre… Quant à la liste secondaire des procureurs, elle est interminable, mais il faut citer Fabien Bourgade, rue du Loup, fondateur à Listrac du cru de Bourgade aujourd’hui disparu ; André Deyrem, qui appartient à une famille bourgeoise omniprésente à Soussans ; Simon Malescot, place Saint-Projet, l’un des fondateurs du château Malescot-Saint-Exupéry à Margaux ; Abraham Vital Pénicaut, rue des Faussets, une famille qui posséda la maison noble du Raux, à Cussac ; ou bien encore, Jean Joseph Mandavy, rue Cadaujac, une famille dont nous venons de parler lors de la conférence Les Danseurs du Fleuve présentée à Lacanau le 30 janvier 2016 : son fils, l’abbé Mandavy, né en 1712, sera nommé en 1747 curé de Labarde. Ce qu’il convient de retenir, c’est que le Sud-Médoc, dans le siècle qui précède la Révolution, est entièrement sous la coupe d’une nouvelle caste nobiliaire, qui règne sans partage. On ne peut donc pas comprendre l’histoire de la région, du pays landescot ou de l’espace estuarien, sans être familier de ces différents noms. C’est aussi pourquoi A2PL s’efforce, au gré des cycles de visite-conférences qu’elle a inaugurés en 2015, de les faire resurgir et partager au public, en proposant une approche aussi documentée que possible des patrimoines et des paysages.
Pour en savoir plus sur l’histoire du parlement et des parlementaires :
- C.E. Boscheron-Desportes, Histoire du parlement de Bordeaux depuis sa création (1877) : un ouvrage ancien, mais incontournable
- Les travaux de Caroline Le Mao, maître de conférences à l’université Michel de Montaigne Bordeaux III et membre du CEMMC, notamment Les Fortunes de Thémis : vie des magistrats du parlement de Bordeaux au Grand Siècle (2006), et Parlement et parlementaires : Bordeaux au Grand Siècle (2007)
- Le Parlement de Bordeaux (2012) : ouvrage publié dans le cadre du 550e anniversaire de la création du parlement sous la direction de Bertrand Favreau